On a toujours, et c’est naturel, tendance à penser que ce qui nous arrive est nouveau, unique, extraordinaire. Et cela l’est, parce que cela arrive de notre vivant, ce qui, après tout, est, pour nous, particulièrement important. Pourtant, dans de très nombreux cas, des évènements ou des mouvements d’idées d’aujourd’hui ont des précédents dans les tréfonds de l’Histoire, et il n’est pas inutile de les chercher, pour mieux comprendre comment d’autres les ont gérés, et comment nous pouvons les gérer nous aussi.

Ainsi, du complotisme.

Bien sûr, on peut remonter assez loin, assez facilement, et trouver des exemples dans les derniers siècles, de situations où des gens ont développé des théories accusant un groupe d’être secrètement responsable des malheurs des hommes. L’exemple iconique est le « Protocoles des Sages de Sion », texte écrit d’abord en 1864 pour accuser Napoléon III de vouloir gouverner le monde, puis présenté en 1903 par la police secrète russe comme un texte soi-disant écrit et signé par les principaux dirigeants juifs et francs-maçons du monde expliquant comment ils allaient prendre le contrôle de la planète. On peut aisément en trouver d’autres exemples, encore plus anciens, jusqu’aux soi-disant conspirations et blasphèmes des Templiers, qui ne furent inventées par Philippe le Bel et la Papauté que pour en finir, en 1314, avec un ordre qui fut puissant et ambitieux et qui ne l’était plus. Et bien d’autres cas encore.

Mais il y a plus : en fait, le complotisme renvoie à une tendance très naturelle de l’esprit humain : la recherche d’une cause unique de tous les évènements, de tous les phénomènes. Même les moins explicables.

En Occident, on en trouve des traces très tôt, avec Aristote, qui cherchait derrière toute chose une cause animant l’univers, et qui la trouva dans un principe unificateur, qu’il nomma « le premier moteur ». Après lui, d’autres ont cherché et cherchent encore par la science la cause cachée de l’Univers, sans préjuger le bien et le mal. D’abord avec la théorie atomiste de Démocrite, puis avec celle de l’éther de Lorentz, puis de nouveau avec la découverte des diverses forces de la nature. Malgré le désarroi provoqué par les travaux d’Albert Einstein, la recherche d’une cause unique n’a pas cessé, et continue encore, avec la découverte du boson, la théorie des cordes et bien d’autres spéculations fascinantes et encore provisoires.

D’autres, depuis l’antiquité la plus ancienne, cherchent une cause unique bienveillante, ou au moins juste. On les trouve, dans les premiers textes transcrivant les premiers récits monothéistes, la Bible. Puis dans d’autres révélations, qui trouvent dans le mystère divin une explication de la condition humaine. Une espérance. Ce qu’on pourrait nommer, dans un vocabulaire vulgaire, une sorte de complotisme du bien.

D’autres encore ont cherché la cause cachée du mal, si présent dans le monde. Certains l’ont trouvée dans les milles divinités se disputant le contrôle de l’humanité, d’autres dans l’idée d’un Diable, d’autres encore dans des complots dirigés par des humains, pour leur bénéficies personnels. Ou par pur goût du mal.

Les piètres théories conspirationnistes d’aujourd’hui s’inscrivent dans cette longue histoire. Elles sont de piètres amalgames d’évidences banales et de mensonges absurdes. Elles n’ont d’importance que parce que les réseaux sociaux leur donnent un écho jamais atteint, et parce qu’elles peuvent ainsi faire beaucoup de mal.

Pour les combattre, il faut d’abord comprendre que la plupart des êtres humains ne peuvent admettre que le monde soit absurde, ou inexplicable. Et que certains ont besoin de désigner un ennemi à haïr, d’autres ont besoin d’un dieu à adorer. Certains ont besoin des deux. D’autres encore ont besoin d’une explication rationnelle. D’autres savent concilier la raison avec la foi, la science avec la révélation.

Alors, on peut comprendre que le complotisme, en se contentant de désigner des boucs émissaires, n’est que la version mensongère, affadie, truquée, dévoyée de la grandiose quête humaine d’une unité de l’Univers.

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