Dans le déluge de mensonges, de diffamations et d’insultes, qui pleuvent sur le monde, d’innombrables personnes ont, partout, le courage de dire la vérité, de se battre pour elle, et d’en mourir. Enseignants et journalistes sont en première ligne dans ces combats.

Dans les dictatures, ils ont peu de chances de l’emporter, contraints de n’enseigner et de faire savoir que ce que le pouvoir veut dire au peuple

Dans les trop rares démocraties, bien des obstacles s’opposent aussi à leur combat. Les réseaux sociaux, la pauvreté, l’environnement familial forment dans bien des pays et bien des milieux, de terribles obstacles à l’accès à la vérité. Pour survivre, d’innombrables médias cèdent alors à la facilité et se contentent de distraire, de faire scandale, plutôt que d’enquêter, de mettre en perspective, de chercher le mot juste et la vérité. De même, dans ces pays, d’innombrables professeurs, écrasés par une tâche immense, avec parfois jusqu’à soixante élèves par classe, n’ont pas le temps d’enseigner l’essentiel, qui est la méthodologie de la recherche du vrai. Car nul ne peut être libre s’il n’a pas appris à distinguer le vrai du faux. Et ce n’est pas si simple.

Certains diront d’abord qu’il ne faut pas confondre le vrai en sciences physiques et le vrai en science sociales. Je n’en suis pas si sûr. Pour moi, il n’y de vrai qu’en science. Et la réalité sociale est parfaitement accessible à la science.

D’abord, le vrai est ce qui se démontre, par la logique, ou ce qui se prouve, par des faits ou des statistiques, ou par des expériences qui établissent, dans certaines circonstances clairement identifiées, la validité d’un raisonnement, c’est-à-dire d’une réflexion logique. En science, comme dans tout autre domaine économique, social, écologique, ou politique, on ne doit pas se contenter de corrélations (deux phénomènes évoluant dans le même sens seraient nécessairement conséquences l’une de l’autre) ; encore moins de coïncidences (deux phénomènes ayant un point commun ou se déroulent simultanément auraient nécessairement des causes communes). Pourtant, c’est bien ce qu’on fait très souvent, en particulier en sciences sociales, et plus encore dans les débats publics. On ne doit pas se contenter, non plus, de proclamer que la vérité n’est que le résultat d’un rapport de force et qu’il existerait une vérité différente pour chaque classe sociale. En réalité, la vérité, en tout domaine, évolue avec la recherche, qui établit des preuves toujours provisoires d’une théorie, qu’il faut considérer comme vraie aussi longtemps que ses conséquences sont vérifiables et qu’aucun phénomène ne vient la contredire. Aussi, en science dure comme dans tout autre domaine, le vrai n’est que le résultat provisoire d’un consensus majoritaire, entre le plus grand nombre possible d’experts honnêtes, indépendant des pouvoirs, et aux compétences le plus largement reconnues. Rien de plus.

Ensuite, il faut expliquer que la science et la religion n’obéissent pas aux mêmes critères de validité : la raison et la foi sont deux domaines totalement distincts et parfaitement compatibles ; à condition d’appliquer les principes bien connus depuis Aristote, et formulés magnifiquement au 12ème siècle par le grand philosophe cordouan et musulman Ibn Rushd: « L’examen démonstratif n’entraîne aucune contradiction avec ce que dit la religion : car la vérité ne peut être contraire à la vérité, mais s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur. » ; autrement dit, la foi étant d’une autre nature que la science, elle doit accepter toutes les avancées de la science ; pour un vrai croyant, la présence divine est, par nature, parfaitement compatible avec toutes les avancées de la science, qui ne font que déplacer le champ du mystère divin, sans jamais l’anéantir. Principe révolutionnaire, repris ensuite, mais mal compris, par des penseurs chrétiens, et encore aujourd’hui rejeté par les fondamentalistes de toutes les religions. Principe qui devrait permettre aux hommes de raison et aux hommes de foi de vivre en parfaite intelligence.

Enfin, il faut enseigner la pratique de l’esprit critique, du doute systématique, de la recherche obsessionnelle de preuves ; et chercher ce qui se cache derrière toute affirmation non étayée. C’est une tâche extrêmement difficile, exigeante, qui force à penser contre soi-même ; et à se demander sans cesse ce que penserait quelqu’un qui aurait intérêt à penser différemment de vous : essayez et vous verrez que vous progresserez très vite vers la vérité, qui va avec l’empathie et la tolérance.

Si cela n’est pas fait, dans la famille comme à l’école, l’engrenage sera terrible : des jeunes mal formés deviendront des adultes mal informés, qui donneront la priorité à la distraction sur le savoir, au spectacle sur la vérité, aux convictions sur la raison, à l’intolérance sur l’altruisme. Aucune démocratie n’y résistera.

Si au contraire tout cela est correctement enseigné, sans cesse répété, dans toutes les écoles du monde, en particulier dans toutes les écoles de journalisme, et si possible aussi dans toutes les familles, aucun média ne pourrait plus survivre en mentant ou en misant sur le scandale. Et la démocratie aurait véritablement un avenir.

Encore faudrait-il, pour y parvenir, que les enseignants et les journalistes, les écoles et les médias, disposent des moyens, et des lois nécessaires.

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