Une étude (https://la-sphinx.fr/les-concours-ne-sont-pas-neutres/), portant sur 2013, parue très récemment dans la revue Sociologie, démontre, dans un cas emblématique, combien, en France, les inégalités se reproduisent de génération en génération : les enfants d’ouvriers ne sont que 1,1% des élèves de l’Ecole Polytechnique alors que la France compte 29,2% d’ouvriers. Les enfants de cadres et professions intellectuelles constituent, eux, 80% des élèves de cette grande école alors qu’ils ne sont que 20% dans la population. La moitié d’entre eux viennent de deux lycées, l’un parisien, l’autre versaillais. Pire encore : près d’un Polytechnicien sur deux a passé son brevet dans une académie de la région parisienne. ! Par ailleurs, un candidat a deux fois plus de chances qu’une candidate d’être reçu et la quasi-totalité des polytechniciennes sont issues de familles de cadres…

Cette situation est tragique. Elle démontre que le capital culturel est, plus que jamais, la clé de la réussite universitaire, même dans les matières scientifiques, où les déterminants culturels sont supposés moindres que dans les autres matières. Cette situation s’est même aggravée : les enfants d’ouvriers étaient bien plus nombreux dans cette grande école il y a quelques décennies.

La réussite universitaire n’est certes pas la seule voie d’accès à une « bonne vie ». Elle en est quand même, avec l’argent, la principale. Non seulement parce qu’une large partie de la population perd ainsi des chances de réussir, mais aussi parce que notre pays perd ainsi un nombre infini de talents scientifiques qui ne peuvent se révéler.

Cet entre-soi ne se limite pas aux étudiants : les ministres, les membres des cabinets ministériels, les dirigeants d’entreprises viennent de ces écoles. Donc de ces milieux.

L’entre-soi est alors absolu et il explique très largement certains discours de dirigeants politiques : quand on vient de ces milieux et qu’on a tout pour réussir, on pense qu’on ne doit pas se plaindre ; qu’il est facile de trouver sa voie, qu’on est même inexcusable de ne la trouver. Et le chômage n’est pas, dans ces milieux, une option, ni même un risque.

Seulement voilà : cela ne concerne qu’un cinquième, un quart tout au plus de la population. Les autres sont-ils condamnés à ne faire que survire ? à n’espérer qu’en un revenu minimal et une retraite minimale ? Faut-il, pour eux, ne mener qu’une politique d’assistance ?

Ce n’est pas propre à la France. Dans les pays où les études supérieures sont toutes payantes, s’ajoute une ségrégation financière plus grande encore qu’en France, et les jeunes issus des milieux populaires y sont, dès leurs études, endettés à vie.

Et, évidemment, cela est cumulatif. Les enfants de ces enfants seront encore plus nombreux en proportion dans ces écoles ; on verra se créer progressivement comme une double humanité, où le capital culturel complétera le capital génétique, l’un réagissant sur l’autre, parce que seuls ayant les moyens financiers et culturels pourront réussir intellectuellement et transmettre ces moyens à leurs enfants.

On peut même imaginer une dystopie, comme un épisode de Black Mirror, où l’humanité se diviserait non plus en classes sociales plus ou moins hermétiques, mais en groupes génétiquement différents, dont les relations seraient sérieusement limitées, sinon interdites. On n’en est pas loin. Au moins dans les vocabulaires qu’utilisent les dirigeants.

En tout cas, il est urgent d’enrayer cette dynamique.

Bien sûr, une politique qui refuserait cet entre-soi ne peut avoir de succès immédiat. Cela suppose en effet une action tenace et globale. Cela vient d’être heureusement commencée en France par le dédoublement des classes maternelles dans les quartiers en difficulté. Mais c’est très loin d’être suffisant et il serait plus tragique encore d’abandonner ceux à qui on aura fait ainsi miroiter la possibilité de réussir. Sans doute faudrait-il leur financer aussi, jusqu’à la fin du secondaire, des cours particuliers et même des internats pour ceux d’entre eux qui ne pourraient s’épanouir dans leur milieu familial.

Si une telle politique était sérieusement mise en œuvre, il y aura moins de places pour les enfants des cadres dans les grandes écoles. Aussi, ceux qui dirigent aujourd’hui le pays n’abandonneront pas aisément les privilèges réservés à leurs enfants.

La grandeur d’un homme politique se juge justement à sa capacité à résister à l’entre-soi qui l’aura porté au pouvoir.

j@attali.com