Allons-nous enfin comprendre, en Europe, ce qu’implique le risque de sortir de l’Histoire? Chacun devrait désormais réaliser que la menace est là, bien tangible. Et de nombreux événements des dernières semaines (l’exclusion des Européens de la négociation finale du sommet de Copenhague, le rachat de Volvo par une firme chinoise, le premier marché public d’infrastructure en Europe ( une portion d’autoroute en Pologne) remporté par une entreprise chinoise, le marché de centrales nucléaires à Abu Dhabi emporté par les Coréens) confirment la matérialisation de ce que certains prédisent depuis plus de 30 ans: le centre du monde bascule de l’Atlantique au Pacifique.

Malgré ces évidences, les gouvernants européens semblent ne pas s’inquiéter ; ils se complaisent dans cette situation, sans s’alarmer, en se concentrant sur d’interminables disputes de procédures et de protocoles, signes imparables de déclin, tels que l’ont vécu, jusqu’au ridicule, les ultimes dynasties égyptiennes, babyloniennes, perses, grecques, chinoises, l’empire romain d’occident puis celui d’orient, puis notre Ancien Régime.

Mais réalise- t-on vraiment, en Europe, ce qu’implique sortir ainsi de l’Histoire?

Pour beaucoup, il ne faut pas s’en inquiéter, parce que, pensent-ils, c’est un destin heureux : une promesse de vivre hors des tragédies du temps, à l’abri des responsabilités, des conflits, des obligations militaires. De fait, la sortie de l’Histoire est souvent, pour un peuple, le moment d’une brève flamboyance artistique, dont les peuples industrieux n’ont pas le loisir de se préoccuper.

Mais, en réalité, sortir de l’Histoire, c’est bien autre chose : C’est d’abord perdre ses principaux marchés ; c’est voir ses entreprises les plus compétitives devenir des cibles de rachat ou être copiées et sauvagement concurrencées, c’est voir partir ses centres de décision et ses élites ; c’est ne plus être un acteur des grands événements du monde, même de ceux qui détermine son propre avenir ; c’est enfin ne plus être capable de maintenir le niveau de vie de ses classes moyennes, sauf, pour un temps, et à crédit. De tout temps, en tout lieu, la sortie de l’histoire s’accompagne même de terribles soubresauts politiques: recherche de boucs émissaires, dénonciation des élites, replis sur des idéologies simplistes et rassurantes, séparatistes et guerres civiles.

L’Europe a déjà vécu cela. A huit reprises, au cours du dernier millénaire, une puissance européenne dominante est sortie de l’Histoire, d’abord remplacée au sommet par une autre, puis, quand, au 20ème siècle, la direction de l’histoire du monde est devenue américaine, l’Europe a su, après cinquante ans d’ultimes rivalités meurtrières, unir ses forces, et tenir encore son rang. Aujourd’hui, elle est de nouveau menacée, cette fois en bloc. Si elle ne prend pas les devants, si elle ne prend pas conscience du danger, si elle ne s’unit pas autour d’une même volonté de travailler, et d’inventer une nouvelle facon de produire et de vivre ensemble, ce sera la fin. A jamais.

Encore faudrait il que se lèvent, des hommes et des femmes d’Etat, lucides, courageux, compétents et convaincants, imprécateurs et guides à la fois, et qu’ils montrent l’étroit chemin.