L’Inde ou le Paradis Perdu

Art et Culture, Géopolitique

L’Inde, (pour qui je nourris une fascination sans cesse renouvelée, nourrie d’amitiés profondes et de visites très fréquentes depuis des décennies), va être particulièrement d’actualité en France, les jours prochains. Et on peut en effet être fasciné par la puissance en germe de ce pays trop oublié quand tout le monde s’émerveillait devant les prouesses chinoises.

Et pourtant, à mon sens, on oublie, en général, l’essentiel de ce qu’est l’Inde : ce n’est pas seulement une future très grande puissance économique et politique. C’est d’abord un formidable et précieux réservoir de diversité humaine et naturelle. À protéger.

Chacun sait qu’y vivent 1,415 milliard de personnes, dont plus de la moitié ont moins de 30 ans ; elle est déjà la 5ème plus grande économie mondiale, avec un taux de croissance double de celui de la Chine. On sait aussi que la corruption y est endémique ; que l’énergie vient à près de 90% de sources fossiles ; que ses deux plus grands ports, Mudra (État du Gujarat) et Jawaharlal Nehru (Maharashtra), ne sont qu’au 26ème et 28ème rang mondial. On sait aussi qu’elle n’a que le 127ème revenu annuel par habitant ; que plus de la moitié de sa population active est employée dans l’agriculture pour ne produire que 17% du PIB ; que  40 % des moins de 25 ans et 80% des femmes n’y travaillent pas ; que les  inégalités entre classes, genres, ethnies et régions sont énormes ; que la mortalité infantile (à 5 ans) est une des plus élevées du monde ; que cet immense pays ne consacre  que 3% de son PIB à la santé et un peu moins encore à l’éducation ; qu’un tiers de ses enfants arrêtent l’école avant  la fin du primaire, avec des maîtres très mal formés dans le public ; et que seulement 3 de ses universités sont dans le top 250 mondial (autour de la 150ème à 180ème place). Et que les libertés publiques, les droits des femmes et des minorités, dans cette plus grande démocratie du monde, sont loin d’etre assurées.

De plus, la dynamique est vertigineuse : en 2050, l’Inde sera, de loin, le pays le plus peuplé du monde (1,7 milliard d’habitants, soit environ 17% de la population mondiale), dont la première communauté musulmane du monde ; seulement 15 % des Indiens auront plus de 65 ans, 40% moins de 25 ans, et 37% entre 25 et 50 ans. Au rythme actuel de sa croissance, son PIB en dollars constants devrait représenter un peu plus que celui des États-Unis. Elle promet ainsi d’être un des plus immenses marchés du monde pour tous les biens produits ailleurs et chez elle.

Si elle sait maîtriser ses problèmes d’infrastructures, elle sera sans doute, à cette date, avec une éventuelle Communauté des États du Moyen-Orient, le Nigéria, (et peut etre le Maghreb, s’il s’unit), une des puissances les plus prometteuses de l’avenir. L’Europe ferait bien de s’y intéresser, plus encore qu’au mirage chinois, dont on n’a rien à attendre de durable.

Mais, si rien ne change mondialement, le climat y sera catastrophique et remettra en cause ces perspectives : les grands fleuves déborderont plus souvent encore qu’aujourd’hui ; les principales villes et plus généralement les états côtiers du Bengale ouest, du Kerala, du Gujarat et d’Odisha seront dévastés par les inondations, comme vient de l’être le Pakistan et le Bangladesh voisins. Et les clivages sociaux, religieux et régionaux peuvent détruire l’unité fragile et récente du pays.

Mais l’Inde c’est bien plus encore :

À la différence des États-Unis et de la Chine, c’est d’abord le lieu d’une diversité extraordinaire où on parle 19569 langues ou dialectes. On y pratique un nombre infini de religions : de l’hindouisme, (troisième religion pratiquée dans le monde), de l’Islam, du christianisme, du sikhisme, du bouddhisme, du védisme, du sarnaïisme, de l’animisme, du jaïnisme, (présent principalement au Gujarat, dont Gandhi était originaire), et même, dans certains lieux rares, du zoroastrisme, dont presque toutes les autres religions s’inspirent. L’unité du pays tient plus d’ailleurs aux pèlerinages qu’à tout passeport.

Là se trouve la différence majeure de l’Inde avec ses principaux rivaux, américains et chinois, qui feront tout pour limiter sa puissance à venir :

Alors que la Chine et l’Occident, se revendiquent uniformes, unis autour de valeurs uniques, l’Inde assume et revendique sa multiplicité. Alors que l’Occident s’est organisé autour du monothéisme, et la Chine autour de l’Empereur, (remplacé, provisoirement sans doute, par un parti unique), le bouddhisme, à lui seul, compte plus de 300 millions de divinités, avec de vertigineuses variations cosmogoniques, védiques, upanishiques, védantistes, puraniques. On y trouve aussi d’immenses réflexions d’une infinie diversité sur la nature humaine, sur la violence, sur les rapports à la nature, et à la mort. On y trouve enfin d’innombrables espèces animales et végétales endémiques que la modernité et ses ravages, pourrait, là comme ailleurs, détruire.

Cette diversité a toujours fasciné l’Occident : le judaïsme, qui voit dans l’Indus (mot qui veut dire « fleuve » et qui a donné un des deux noms de l’Inde), une frontière majeure de l’histoire humaine, localise, selon certains textes talmudiques, le jardin d’Eden au Sud de l’Inde (du côté du Sri Lanka, semble-t-il), alors que le monde indien ne s’est jamais intéressé vraiment au monde monothéiste.

C’est dans ce dialogue philosophique, plus encore que dans les échanges matériels, qu’il va falloir trouver quelques clés de l’avenir.

j@attali.com

Image : Atelier de tisserands de châles, signé Bishan Singh, daté 1874. Cachemire, Inde du Nord, Penjab, Amritsar, gouache sur papier.

 

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