Rien n’est plus fascinant que les dystopies, dans lesquelles on réinvente le passé, pour imaginer comment il aurait tourné si tel personnage n’était pas mort à la date de son décès réel (par exemple, comment se serait terminé la deuxième guerre mondiale avec, comme président des Etats-Unis, un  Lindbergh pronazi ; ou encore  comment aurait évolué  l’Union Soviétique si  Youri Andropov n’était  pas mort en 1984) ; ou si tel  évènement  n’aurait pas eu la même fin que dans le monde réel ( par exemple une France  où le Général de Gaulle n’aurait pas échappé à l’attentat du Petit Clamart ).

En particulier, rien n’est plus cruel pour la France, et de plus éclairant, que d’imaginer ce qui aurait pu se passer entre le 10 mai 1940 (quand, à la  fin de la  « drôle de guerre », les hostilités ont repris) et le  17 juin 1940 (quand, les deux tiers du territoire national ayant été occupés et les armées françaises détruites,  le gouvernement Pétain a demandé l’armistice), si la France s’était aussi bien préparée au combat contre  les armées du chancelier Hitler  que l’Ukraine s’est préparée à  affronter  les  troupes du président  Poutine. Non pas seulement en termes d’armement, en particulier d’armement blindé,  mais surtout en termes de moral, d’envie de se battre, de  ce que les Anglais nommaient alors le «  fighting spirit », dont ils ont si bien su faire  preuve à cette époque.

Si tel avait été le cas, Strasbourg,  Reims, Lille, auraient résisté comme résistent aujourd’hui  Kharkiv, Marioupol et Kherson. Nous  aurions sans doute eu  plus de morts que nous n’en avons eu ; mais nous aurions  sans doute pu  éviter la défaite. Et même si nous avions été provisoirement battus, nous aurions évité   la collaboration  et le déshonneur. Le sort de la guerre, et de l’après-guerre, eut été totalement différent. Certes, près de 100.000 soldats français sont morts au combat pendant des semaines. Et ce n’est évidemment pas d’eux que je parle ici. Ils sont l’honneur de ce moment. Je parle ici du commandement si lamentable, et des politiques, de gauche et de droite qui n’avaient rien prévu. Et de tous ceux, innombrables, qui ont très vite collaboré, et qui n’ont pas eu les réactions si courageuses de quelques uns qui refusèrent immédiatement la défaite et l’armistice.

Les leçons qu’il  faut en tirer sont nombreuses :

D’abord, évidemment, il est essentiel de  ne jamais baisser la garde ; et pour cela, nous aurions pas dû réduire, d’une façon continue, quel que soit le Président, le budget de la défense ; nous devrions disposer aujourd’hui   d’un armement beaucoup plus conséquent, en particulier en matière de drones, d’armement antimissiles, et de cyberguerre ; nous devrions aussi construire une véritable armée européenne, permettant  de nous passer de nos alliés américains,  de plus en plus souvent absents, même  quand les forces hostiles traversent les lignes rouges  tracées par nos alliés  eux-mêmes ; sans pour autant  tolérer que nos voisins achètent leurs armes à d’autres qu’à des firmes européennes, qui restent à construire ensemble .

Ensuite, il serait vital d’avoir, comme les Ukrainiens aujourd’hui, une véritable envie de nous battre,  de résister ; il faudrait pour cela insuffler à  tous les Européens, et en particulier aux Français, un rejet de la résignation, une horreur de la fuite, un dégout de la lâcheté, une haine de la soumission, un mépris de la collaboration, un refus de la défaite, une acceptation du risque de mourir, pour sauver l’essentiel : la liberté  de chacun et de tous, ensemble.

La capacité de défense d’un pays ne se mesure pas seulement à la taille de son budget militaire, mais  aussi et surtout  à  sa  détermination, individuelle et collective, à risquer des vies  d’aujourd’hui pour protéger  celles de demain et avec elles  un territoire, des valeurs, et un système politique et  social.

Cela passe par la création de quelque chose comme un service européen de défense, dans lequel tous les jeunes Européens comprendraient la fragilité d’une société qu’ils considèrent à tort comme immortelle, et acquerraient  les compétences nécessaires pour la défendre, si bien maitrisées par la population ukrainienne.

Cela passerait aussi par une révision radicale de ce qu’on enseigne dans nos écoles, nos lycées, nos universités, sous le nom d’éducation civique  ; pour redonner du sens à des mots trop oubliés, qui ne sont ni de gauche, ni de droite : la patrie, la nation, liberté, le territoire ; et pour faire réfléchir dès l’enfance à ce sujet essentiel , qui ne concerne pas que nos soldats professionnels : pour défendre quelles causes,  quels acquits, quelles valeurs,  serions-nous prêts à  sacrifier  provisoirement notre confort ; et même,  s’il le faut, à mourir ?

j@attali.com