Pourquoi personne ne veut-il voir que le pire est sans doute encore devant nous ? De très nombreux pays, qui vivent sur des financements étrangers, ont le plus grand mal à les trouver ; de très nombreuses banques internationales manquent cruellement de ressources, sans même savoir à quelle échéance la réalité de leurs bilans va les frapper ; de plus en plus d’ entreprises industrielles ont  de plus en plus de mal à obtenir le renouvellement de leurs crédits et approchent de l’asphyxie. Au total, la machine économique mondiale est en train de s’enrayer rapidement.

Chacun devrait l’accepter et réagir. Même les observateurs les plus optimistes d’antan commencent à le reconnaitre : selon l’agence Bloomberg, en Asie, seulement un prêt sur huit fait en 2008 sera refinancé en 2009. Et, selon Moody’s, 17% des crédits faits dans la région seront en défaut en 2009, soit une proportion très supérieure à celle qu’on a connu en 1929.

Si ces menaces se matérialisent, aucun actif financier, aucune créance, aucun compte bancaire, n’aura plus de valeur ; seuls les actifs réels conserveront un prix ; on assistera au développement du troc. L’économie s’effondrera par pans entiers, avec d’immenses problèmes juridiques  sur la propriété des actifs et sur la validité des réclamations des créanciers multiples.

Le monde entier ne sera alors plus très loin de la situation de blocage que connut la Russie, pour des raisons voisines, en 1992. A la seule différence qu’alors, tous les actifs appartenaient à l’Etat, ce qui réduisit les risques de contentieux et permit à quelques-uns de faire fortune. Aujourd’hui, la situation est à l’échelle de la planète beaucoup plus complexe. Et partout, des cabinets d’avocats se préparent avec délectation à gérer des contentieux innombrables dans lesquels chacun contestera la propriété de tout le monde. Une situation que l’un de ces cabinets, basé à Hong Kong, nomme cette semaine, non sans un certain cynisme : «perfect storm» (tempête parfaite).

Si ce genre de désastre se produit, tout notre système social, fondé sur la propriété privée et le respect des contrats de prêts sera remis en cause par la contestation généralisée de la valeur des biens et des titres. L’économie réelle s’effondrera, en flux comme en stock.

Peut-on encore l’éviter ? Plus par les méthodes traditionnelles ; elles ont échoué. Plus par les méthodes nationales ; elles sont pires que le mal. Il faut agir d’un grand coup. En fournissant aux entreprises et aux ménages les moyens de ne pas s’effondrer, le temps de réduire les montagnes de dettes, au détriment sans doute, des actionnaires nécessairement consentants. Dans cette situation, certains en viennent à penser qu’il ne serait pas déraisonnable de permettre aux banques centrales de prêter directement aux entreprises et aux États (c’est le cas de la Réserve fédérale (Fed) aux États-Unis). Mais cela ouvre la voie à une émission monétaire incontrôlée et donc à une inflation bien trop massive, qui dévalorisera tous les actifs, ruinera les détenteurs de rentes financières, et en particulier les retraités. Le prélude à une crise sociale sans précédent.

Il vaudrait sans doute mieux, tant qu’il en est encore temps, tenter d’offrir de l’argent public aux pays en très grande difficulté en utilisant pour cela un mécanisme prévu par les statuts du FMI (Fonds monétaire international) : l’émission de Droits de Tirage Spéciaux (DTS), qui présente l’avantage de ne pas être comptabilisé dans la dette extérieure des États, et donc de limiter les risques de dévaluation monétaire. Ce mécanisme, que propose depuis longtemps Georges Soros, et qui a été très peu utilisé jusqu’ici, permettrait en théorie à chaque pays membre du FMI, sans exception, de disposer de ressources nouvelles et d’en faire un usage de relance qui n’accroitrait pas le déficit budgétaire ni, en principe, la masse monétaire.

Cependant, dans l’état actuel de l’économie mondiale, et malgré l’effondrement qui menace, c’est impossible. D’abord parce que l’émission de DTS suppose l’approbation des États-Unis, qui en raison de leur quote-part de 16,79% disposent d’un droit de veto de fait sur les principales décisions du FMI prises à 85%. Ensuite parce que, même si l’administration Obama approuvait un tel projet, il serait surement bloqué par le Congrès, qui l’a déjà refusé en 1997 et qui le refuserait surement une nouvelle fois car, cette allocation étant automatiquement accordée à tous les pays membres du FMI, le Zimbabwe et le Soudan, deux pays soumis à des sanction financière des États-Unis, en bénéficieraient. Enfin, à supposer même qu’on puisse franchir cet obstacle, l’allocation de chaque pays étant proportionnelle à sa quote-part, ces DTS seraient accordés en priorité aux pays les plus riches !

Pas de meilleure preuve de la nécessité de changer profondément et urgemment les statuts du FMI, bien au-delà de la réforme de mars 2008, pour modifier les quotes-parts de vote de chaque pays et réformer les mécanismes de prise des décisions les plus importantes, en particulier celles de l’attribution des DTS. Et pour émettre, rapidement, des DTS à l’attention des Etats les plus lourdement endettés.

Naturellement, les États-Unis et la Grande-Bretagne ne le voudront pas. Ni maintenant, ni dans deux mois. Et la prochaine réunion du G20 à Londres en avril, sera un échec, sur ce sujet comme sur presque tous les autres.

Les pays les plus pauvres, et tous les victimes de la crise en tireront alors les conclusions qu’ils ne doivent désormais plus rien attendre ni des institutions internationales ni des plus riches. Chacun d’entre eux voudra se protéger seul ; et pour cela émettre de la monnaie nationale en grande quantité, subventionner ses exportations, se fermer aux importations, pour tenter de reconstituer des réserves. Cela ne pourrait qu’entrainer une accélération de l’engrenage de la récession, des faillites et du chômage.

Nous voilà donc très clairement rendus au pied du mur : sans réforme majeure, urgente, radicale, des institutions multilatérales, pour en faire de véritables institutions supranationales, capables de prendre en charge la réduction massive de la dette mondiale et le soutien des emprunteurs les plus fragiles, le pire devient de plus en plus vraisemblable.