L’extraordinaire engouement suscité par la vente aux enchères de la collection d’œuvres d’art d’Yves  Saint-Laurent  et Pierre Bergé   n’est pas que la marque d’une fascination pour un couple mythique,   au destin si particulier. C’est aussi, et sans doute surtout, la marque de ce que représente pour chacun de nous l’idée même de  collection.

Chacun a, à un moment ou un autre de sa vie,  collectionné quelque chose: des timbres, des poupées, des boites d’allumettes ; curieusement, presque  seuls les hommes, devenus adultes, continuent de  le faire. Il y a à cela des raisons très profondes.

Chacun de nous collectionne, dès l’enfance,  parce qu’il y retrouve un des fondements de la condition humaine : un désir de distinguer, de rassembler, de  classer,  de donner du sens, d’organiser  le chaos du monde, au moins dans un domaine particulier. Mais aussi, et peut être surtout, un désir de chasser les  pièces manquantes : dans une  collection, c’est souvent en effet  plus la chasse qui compte que le trophée ; et le collectionneur, quand il décrit  ses trésors, parle en général plus éloquemment  de la façon dont il a obtenu chaque pièce que de leur valeur intrinsèque. Il parle même surtout de la pièce qu’il n’a pas encore, qu’il cherchera toute sa vie ; celle qui donnera, explique-t-il,  toute sa valeur à sa collection : il  y a chez chaque collectionneur un capitaine Achab qui sommeille, à la recherche de son Moby Dick. Mais aussi, et peut être surtout il y a un Don Juan, qui cherche en permanence à vérifier  sa capacité à séduire,  à conquérir, à s’approprier.

Les hommes sont d’ailleurs  plus durablement collectionneurs que les femmes ;  ce  qui renvoie au rapport si différent  des deux sexes à la mort : les femmes donnent et transmettent la vie,  collectionneuses d’enfants. Les hommes,   ne pouvant se reproduire en d’autres, sont condamnés à disparaitre et, pour l’oublier, à  accumuler  des   femmes et/ou des objets  qui leur laissent l’illusion d’une éternité  par la transmission de leurs collections, de génération en génération.

Puis, cette transmission d’éternité est devenue  un spectacle donné à tous ; et  l’ouverture des grandes collections  princières et marchandes  permit la création des premiers musées,   distinguant et conservant  ainsi le meilleur du passé pour  en faire un sujet d’admiration de l’avenir.

Aujourd’hui, cela même semble changer : au lieu de faire d’une collection un musée,   et de transmettre  ainsi une mesure du beau, on préfère  la disperser,   en rendant les œuvres à leur vie propre. Et ce que fait, parmi d’autres,  Pierre Bergé, en refusant de s’en sentir à jamais propriétaire est le signe d’un monde nouveau qui commence : Celui de l’éphémère  absolu des vies privées,  où ne subsistent plus comme collectionneurs d’importance que les musées d’Etat, d’où les pièces ne sortent plus.  D’où l’engouement si particulier  pour  toutes les expositions précédant une vente aux enchères d’importance,  où chacun y devine  une Arche de Noé  particulièrement précieuse parce que provisoire.

C’est même, plus généralement, ce qui se joue dans la crise actuelle   : En privilégiant le désir de liberté individuelle sur toute autre valeur,  nous allons  vers un monde où les Etats, pourtant si précaires,  auront seuls la responsabilité de la protection de la définition  du beau, que le marché remettra sans cesse en cause ;  même si elle reste  la seule définition universelle du vrai.