TOUT a été dit et rien ne le sera. Dans le déluge d’éloges, où trop souvent celui qui s’exprime parle plus de lui-même que du défunt, il y a quelque ironie à voir se reconstituer, quinze ans après, l’état de grâce du 10 mai 1981, élargi à la plupart de ses adversaires politiques. Pourquoi faut-il qu’il soit mort pour qu’on lui reconnaisse tant de qualités humaines, de droiture, de sens de l’Etat ? Eternelle hypocrisie des funérailles, médiocres insincérités posthumes, passagères unanimités, vite dissoutes, des cérémonies officielles. Lorsque le tombeau sera refermé, je le crains, les libelles refleuriront, les haines resurgiront. Qu’au moins ce moment de paix de la nation avec elle-même, qu’il a tant voulu, soit porté à son crédit, même s’il est factice et éphémère.

Que restera-t-il, de tout cela, dans quelques semaines ? Pour ses proches, bien sûr, un manque incommunicable, une absence chaque jour plus lourde, un silence de moins en moins tolérable, la mutilation du dialogue interrompu. Pour les autres, pendant un temps, la conscience de la disparition de l’acteur majeur du destin collectif des quinze dernières années, et la perte du dernier représentant de cette classe politique qui a traversé la seconde guerre mondiale et la IVe République, pour le meilleur et pour le pire. La France se retrouvera alors, après cette brève période de deuil, comme en manque, orpheline d’elle-même ; et c’est cela qu’elle pleurera, plus encore que celui qui l’a représentée si longtemps.

Car François Mitterrand aura fait beaucoup plus que représenter la France. Un homme politique représente ses électeurs. Pour cela il cherche à comprendre leurs désirs, pour les servir du mieux qu’il peut. Mais quand il rêve d’un destin singulier pour son peuple, quand il sait le lui proposer et réussit à le convaincre qu’il est digne de ses efforts, quand il transforme ses propres rêves en une aventure collective, il est alors transfiguré en homme d’Etat.

C’est ce qui est arrivé à François Mitterrand dans les vingt dernières années de sa vie. Parce qu’il a su puiser dans ses échecs et dans sa culture, toute provinciale et historique, de quoi parler profondément à l’âme de la France. Parce qu’il a su aimer ce pays assez pudiquement pour qu’il lui « veuille du bien », comme l’exprime, mieux qu’aucune autre, la langue italienne.

L’héritage de François Mitterrand apparaîtra alors comme n’étant fait ni de lois, ni de règlements, ni même de bâtiments, mais essentiellement d’une méthode de gouvernement, élaborée au fil des épreuves et des méditations, jamais théorisée et pourtant appliquée à la lettre, avec obstination pendant plus de vingt ans.

Cette méthode tient en quelques principes simples, qui conservent une extrême actualité : définir un projet à très long terme à partir d’une réflexion sur l’Histoire, ses bouleversements et ses permanences, proposer au pays une image de la prochaine étape de cette Histoire, c’est-à-dire une évolution de son modèle de développement pour les décennies à venir. Une fois ce projet défini et exposé, s’y tenir et y inscrire tous les événements qui viennent nécessairement en troubler le bel ordonnancement, y soumettre la tactique électorale comme le vocabulaire des discours, le programme électoral comme la négociation des alliances. Rassembler les forces politiques nécessaires à sa mise en oeuvre et, en particulier, construire le parti politique représentatif de ces forces motrices, rassemblant des femmes et des hommes déterminés, minutieusement choisis, à tous les échelons du processus électoral. Et, à partir de là, être indifférent aux critiques et ne pas se payer de mots dans l’évaluation des chances de réussite.

Gouverner avec de tels principes conduit à conserver une distance à l’égard de l’immédiat, à ne pas approuver le dernier conseil reçu, à faire croire suffisamment en ses idées pour ne pas en changer au premier échec ; et surtout, à aimer assez la France, à la deviner assez finement, pour pouvoir la convaincre de se porter au-delà d’elle-même.

François Mitterrand a su accompagner ainsi la mutation du pays vers la modernité, le préparer à l’ouverture au monde et à quelques-uns des immenses changements qu’il va bientôt affronter. Il l’a mis en situation de réussir son insertion dans le village planétaire. Pour y parvenir, il a résumé son projet à quelques principes simples : lutter contre toutes les injustices et pour tous les droits de l’homme, rassembler les plus faibles, promouvoir l’accès au savoir, favoriser le progrès technique, construire l’unité économique et monétaire de l’Europe en organisant la fusion progressive des politiques et des économies de la France et de l’Allemagne.

Mais il n’a pu ni réduire massivement les injustices, ni créer le plein emploi, ni achever la modernisation de l’appareil éducatif, ni entreprendre la transformation de l’Union européenne en une entité politique. Cela sera le rôle de ses successeurs.

Cela sera pour eux une tâche difficile car, en accomplissant son projet, François Mitterrand a modifié profondément la nature même de l’exercice du pouvoir présidentiel : à moins de revenir sur la construction européenne, sur l’ouverture des marchés mondiaux et sur la décentralisation, le pouvoir des prochains présidents de la République sera beaucoup plus réduit que celui qu’a exercé François Mitterrand : avec lui disparaît le dernier monarque républicain, le dernier homme d’Etat proprement français.

Et pourtant, dans notre monde de l’éphémère et du nomade, où se déferont de plus en plus vite cultures, pouvoirs et nations, on attendra de plus en plus des hommes publics qu’ils sachent guider et convaincre, éclairer et défricher.

Avec François Mitterrand disparaît le dernier monarque républicain, le dernier homme d’Etat proprement français.

C’est là qu’il faudra se souvenir de son héritage, pour définir en termes simples un projet à très long terme et en convaincre les Français : on devra faire de la modernisation de l’appareil éducatif et surtout de celle de la formation permanente la condition nécessaire de l’adaptabilité au monde du précaire dans lequel nous entrons ; traquer toutes les injustices, même les plus minuscules ; faire des villes des lieux de promotion sociale et non plus d’exclusion, réduire massivement la durée du travail, entreprendre la construction de l’unité du continent européen, Russie et Turquie compris, y établir un pouvoir politique, économique et social équilibrant celui de la Banque centrale, et mener une politique de l’investissement, de l’emploi et de la justice sociale à l’échelle du continent ; créer un vrai pouvoir fédéral européen en commençant par une fusion progressive des appareils d’Etat français et allemand ; proposer un ordre écologique mondial pour empêcher le suicide de l’espèce humaine, qu’annoncent nos folies productivistes.

Pour mettre en oeuvre un tel programme, il faudra, en se souvenant de la leçon de François Mitterrand, se doter de l’appareil politique nécessaire, c’est-à-dire renforcer et rassembler les forces sociales des divers pays européens : l’unité que François Mitterrand a réalisée entre socialistes et communistes dans les années 70, il convient de la réussir maintenant entre les partis des différents pays européens. Il ne s’agit plus de faire l’union des partis de la gauche française mais de ceux de la gauche européenne.

Enfin, contre vents et marées, avec entêtement, il faudra se tenir à un tel projet et convaincre le pays qu’il y va de sa survie.

Tout cela exigera de la patience et du rêve. Et la modestie que donne le sens de la durée. La France a suffisamment prouvé qu’elle aime être entraînée vers le meilleur d’elle-même pour qu’il soit permis d’espérer que des hommes de bonne volonté puissent la porter plus loin, plus haut.