LE débat sur le ‘ SMIC-jeunes ‘ en masque un autre, plus fondamental : peut-on considérer un acte de formation dans l’entreprise comme un alibi pour ne pas payer à un jeune le prix réel de son travail ? Cette question, présente depuis l’aube du capitalisme, ne saurait être tranchée aujourd’hui sans changer de paradigme. Car les sociétés avancées vivent une mutation radicale du concept même du travail et donc de la rémunération. Et cette mutation est à la source même du problème du chômage, et aussi de sa solution.

Il ne faut rien espérer des méthodes traditionnelles pour créer des emplois. Demain, le progrès technique et la délocalisation des industries de main-d’oeuvre rendront l’emploi plus fragile encore, en Europe du moins. Et ni la réduction de la durée du travail, ni le développement des emplois de service, ni le lancement de grands travaux, tous absolument nécessaires, ne suffiront à recréer le plein emploi sur le Vieux Continent.

En revanche, il existe une solution évidente, presque immédiate, et peu coûteuse à la tragédie du chômage, si on accepte d’élargir le cadre de l’action, de penser au grand large, de tenir compte des mutations à l’oeuvre dans la nature de la société industrielle.

Une conquête sociale

La principale revendication des travailleurs du dix-neuvième et du vingtième siècle était : ‘ Tout travail mérite salaire. ‘ La société du vingt et unième siècle sera celle du savoir et de l’information. La formule doit donc devenir : ‘ Toute information mérite salaire. ‘ Autrement dit, tout créateur, manipulateur ou même récepteur d’information mérite de recevoir une rémunération de la part de ceux qui en tirent profit. Cela est évidemment vrai du travail proprement dit, qui crée des informations _ sauf les emplois de force pure. Mais aussi de la simple transmission de l’information et de son stockage, activités utiles à la société, qui en tire profit.

Et c’est encore vrai de l’acte de se former : former c’est investir, c’est recevoir de l’information. En actualisant sa formation, un adulte n’est pas utile qu’à lui-même ; il modernise aussi le stock de savoir global de la société, l’adaptant aux exigences de l’avenir, l’aidant à créer ultérieurement des richesses et des produits. Il faut donc affirmer un nouveau principe : ‘ Toute formation mérite salaire. ‘ En conséquence, tout adulte en formation, universitaire ou professionnelle, doit être rémunéré correctement par la société.

Depuis longtemps, dans un domaine voisin, celui de la santé, le droit social a reconnu qu’un travailleur qui, pour des raisons justifiées, prenait un congé de maladie de longue durée, devait recevoir de la société une rémunération quasi équivalente à celle de son travail précédent, pendant le temps où il est soigné ou convalescent. Car, en se soignant, il se remet en situation de produire. Le chômage n’est évidemment pas une maladie, mais c’est, pour l’essentiel, le résultat d’une inadaptation de la formation initiale aux besoins sans cesse changeants de l’économie. La formation complémentaire qu’exige cette inadaptation est donc une forme de réparation de l’individu, comme l’est la thérapeutique. Elle mérite donc, elle aussi, une rémunération de la société.

De plus, à l’image des salariés en congé de maladie de longue durée, qui ne sont pas considérés comme inactifs, les chômeurs en reconversion devraient eux aussi être exclus des statistiques du chômage. Ils devraient même être considérés comme des travailleurs. Cela pourrait réduire des deux tiers le taux de chômage en France et en Europe. Enorme bouleversement, qui ramènera le problème de l’emploi à des dimensions beaucoup plus accessibles.

Pour que cela ne soit pas qu’un simple tour de passe-passe statistique, une nouvelle façon d’évacuer les chômeurs des listes, il faudrait que soient réunies les trois conditions suivantes :

_ La rémunération reçue lors de cette formation doit être durable et voisine de la rémunération d’un travail de même niveau. Elle ne doit en aucun cas être inférieure au salaire minimum, quel que soit l’âge, et elle doit entraîner les mêmes droits et les mêmes avantages que le travail stricto sensu. Autrement dit, il doit s’agir d’une conquête sociale, et non d’une régression du droit du travail. Le statut social de celui qui se forme deviendrait alors égal à celui du travailleur classique.

_ La formation dispensée doit être adaptée aux besoins à venir. Elle doit se faire à plein temps, dans des lieux collectifs, si possible dans une entreprise, pour éviter l’isolement du chômage, et aider à retrouver un emploi ou à créer une entreprise. Les formateurs devraient être rémunérés correctement et disposer des instruments technologiques les mieux adaptés à leur nouveau rôle. Cela devrait déboucher sur une activité productrice, sous peine, pour le centre de formation, de perdre son habilitation. Tout cela conduira à développer massivement le secteur de l’apprentissage, de la formation permanente, permettant en particulier un usage moins partiel des immenses équipements aujourd’hui gaspillés de l’éducation nationale.

_ Enfin, le contrôle de la qualité du travail fourni par celui qui se forme dans une entreprise doit être aussi strict que celui du travail classique. Et nul salarié ne pourrait y passer un temps excessif. Ne resteraient chômeurs que ceux qui n’accepteraient pas les contraintes d’une formation exigeante et seraient renvoyés de tout lieu de formation.

Si ces conditions étaient remplies, le dégonflement du chômage qui en découlerait aurait des effets considérables sur la croissance, en augmentant les revenus des chômeurs et en relançant le secteur du savoir, déterminant pour l’avenir.

La faillite des machines éducatives

On objectera que le vrai travail est à l’usine et au bureau. Que la formation continue n’est qu’un palliatif, qui ne peut être que passager, parce qu’elle n’est pas productrice de richesse nouvelle. Vision anachronique. Le travail est de plus en plus changeant, mobile, nomade, exigeant des compétences sans cesse renouvelées. Se former est donc une nécessité pour tout actif, tous les quatre ou cinq ans, quel que soit le métier initialement choisi. En plus, un stagiaire en formation peut, à temps partiel, remplir une tâche directement utile à l’entreprise où il se forme.

On objectera encore que le coût global du travail en serait augmenté et que la compétitivité de l’économie européenne à l’égard du tiers-monde en serait réduite. Cela n’est vrai qu’à court terme. Et encore faudrait-il déduire de ces coûts nouveaux les indemnités de chômage aujourd’hui versées aux chômeurs en formation. De plus, à long terme, le seul avantage comparatif du Nord sera le niveau professionnel de sa population active et la qualité de ses infrastructures collectives, financés l’un et l’autre par l’impôt. Si, pour réduire leurs charges sociales, les pays du Nord réduisaient leur formation, leur protection sociale et leurs équipements collectifs _ comme ils ont tendance à le faire en ce moment _, ils perdraient leurs avantages spécifiques, sans avoir la moindre chance de rivaliser un jour avec ceux du Sud.

On objectera enfin que les systèmes d’éducation ne sont nulle part à la hauteur de ces enjeux, incapables de former des gens adaptés aux exigences technologiques. C’est vrai. La faillite des machines éducatives se manifeste particulièrement cruellement par le nombre de jeunes diplômés au chômage. Mais la meilleure façon d’inciter ces systèmes à s’adapter est de rendre la société comptable de ces échecs en finançant leur réparation. C’est la voie la plus rapide pour aller vers la société d’information de demain, sans en perdre les promesses.

Comme souvent, la solution d’un grand problème exige de changer de paradigme. Qui osera ?