QUE serait aujourd’hui la France, que sera- t-elle demain sans l’immigration ? C’est à ces questions qu’il faut d’abord répondre, si on ne veut pas se laisser entraîner dans le jeu nauséabond de l’extrême droite. Et on ne peut le faire qu’en replaçant l’immigration dans le contexte des prochaines mutations géopolitiques où se joueront la paix et la guerre au XXIe siècle.

Que serait la France sans l’immigration ? Un pays vieillissant de quarante millions d’habitants, dont le niveau de vie serait beaucoup plus bas qu’il ne l’est aujourd’hui. Les immigrés, pour la plupart issus des choix géopolitiques antérieurs de la France, lui ont en effet apporté leur travail, leurs revenus et leurs impôts. Leurs enfants, nouveaux Français, ont créé des emplois en consommant et des entreprises. Et qu’on ne parle pas légèrement des clandestins : il y a bien plus de Français travaillant au noir que d’immigrés en situation illégale. De plus, en étant accueillante, la France a conduit les autres pays à l’être aussi avec les Français, qui sont plusieurs millions à vivre à l’étranger et à y promouvoir les exportations françaises.

Au total, le statut géopolitique actuel de la France, quatrième puissance de la planète, est le résultat de sa politique d’immigration, elle-même conséquence de ses choix géopolitiques antérieurs.

Que deviendrait demain la France sans l’immigration ? Dans l’avenir, on assistera à une formidable accélération des mouvements de population à la surface de la planète, retour du nomadisme. Des dizaines de millions de personnes changeront de pays chaque année. C’est là une des conséquences majeures de la victoire sans appel de la démocratie et de l’économie de marché, qui font toutes deux l’apologie de la liberté de circulation. Sauf à remettre en cause l’une et l’autre, aucun pays ne pourra plus empêcher ses ressortissants de partir et d’autres de venir.

Tout à fait à l’inverse des idées reçues, beaucoup de nations développées devront rajeunir leur population, afin de pouvoir payer les retraites et d’éviter une hausse trop rapide de leurs coûts de main-d’oeuvre. Elles se livreront pour cela à une concurrence sauvage en vue d’attirer des travailleurs étrangers.

L’Europe, qui a aujourd’hui le plus faible taux de croissance de la planète, parce que sa population est la plus vieille, cherchera à attirer des jeunes venus d’ailleurs en particulier des diplômés ou des enfants en âge scolaire et à garder sa propre jeunesse, attirée ailleurs par de meilleures conditions sociales et fiscales ou par un meilleur environnement culturel. Cette concurrence sera particulièrement aiguisée par la création de la monnaie unique, qui accélérera massivement les mouvements d’entreprises et d’emplois à l’intérieur du continent.

Par ailleurs, les nouvelles tech- nologies de l’information bouleverseront totalement la logique actuelle du travail. Avec le développement d’Internet et des nouvelles formes de télécommunication, on assistera à un développement massif du « nomadisme virtuel », dans lequel des « immigrés virtuels » travailleront de chez eux, sur écran, comme s’ils étaient en France, à des travaux de manipulation de l’information (saisie de données, comptabilité, gestion de trésorerie, etc.) pour le compte d’entreprises françaises.

Avant de décider d’une politique de l’immigration pour le XXIe siècle, il faudra donc répondre aux cinq questions suivantes :

Peut-on espérer continuer à avoir de nombreux Français défendant les intérêts économiques de la France à l’étranger si les étrangers ne sont pas bienvenus en France ? Evidemment, non. Nous entrons dans un siècle nomade, et la première vertu du nomade est d’être accueillant aux étrangers, car il sait que lui aussi, un jour, sera un étranger quelque part et que l’accueil qu’il recevra dépendra largement de sa propre hospitalité. Refuser les travailleurs étrangers, présents et futurs, c’est prendre le risque de représailles. La France y perdrait beaucoup plus d’emplois qu’elle ne pourrait en gagner.

Faut-il craindre pour le bien-être des Français si les étrangers affluent en France ? Bien au contraire, on peut craindre à l’inverse que le départ d’étrangers et de jeunes Français vers des lieux plus accueillants ne conduise à alourdir les cotisations de retraite, à diminuer les pensions de retraite, à éloigner massivement l’âge de la retraite. Plus la population d’un pays sera jeune, plus ce pays aura un fort marché intérieur et les moyens de financer son avenir.

Vaut-il mieux avoir chez soi des immigrés virtuels ou des immigrés réels ? Vaut-il mieux que la comptabilité des entreprises françaises soit tenue au Bangladesh par des immigrés virtuels ou en France par ces mêmes immigrés ? Avec les immigrés virtuels, un pays perd en même temps que l’emploi les recettes fiscales du travailleur et les recettes économiques du consommateur. Ce n’est pas la meilleure solution. On verra donc bientôt, à l’inverse des débats actuels, s’installer une concurrence des pays riches contre les pays à bas salaires pour attirer leurs travailleurs réels et lutter contre leur immigration virtuelle.

La France doit-elle se contenter d’accepter sur son sol les travailleurs européens ou assumer sa dimension musulmane ? Là est sans doute la principale question masquée par ce débat, le vrai choix géopolitique. Si la France et l’Europe décidaient de s’affirmer comme un club chrétien, elles devraient se préparer à l’affrontement avec un milliard d’hommes, à une véritable « guerre de civilisations ». Avec, en prime, en France, une guerre civile. Car la France, en raison de ses choix géopolitiques antérieurs, est une nation musulmane : l’islam est la religion de plus de deux millions de citoyens français et du tiers des immigrés sur son sol. Il serait donc sage de faire le choix inverse et d’assumer fièrement notre dimension musulmane, dans le strict respect de la laïcité républicaine. La France en tirerait profit dans les grandes manoeuvres géo-stratégiques qui s’annoncent ; elle a en effet la chance d’avoir, sur son sol et parmi ses citoyens, des gens capables de servir de pont avec une civilisation majeure en pleine expansion. Il lui faudrait en particulier, en ce sens, se faire le premier avocat de l’admission de la Turquie dans l’Union européenne.

Vaut-il mieux accepter des étrangers avec leur différence ou les intégrer dans la société jusqu’à en faire des citoyens ? La France se nourrit des différences qu’elle assimile et qui, en même temps, la transforment. Elle est une langue, une civilisation et un sol, pas une race. Si l’intégration culturelle pouvait se faire correctement, le nombre d’étrangers admissibles en France serait donc presque illimité. Si celle-ci était bâclée, le danger serait de voir la société française perdre son identité et devenir un lieu d’hébergement de peuples en transit. Mais à l’inverse, comme la France est heureuse de voir ses expatriés conserver leurs liens avec la mère patrie, elle devra reconnaître les mêmes droits aux étrangers qu’elle accueille. L’intégration ne saurait donc être mutilation. L’avenir sera en fait à la multi-appartenance, facteur de tolérance, et même à la multi-allégeance, facteur de démocratie. Le traité de Maastricht l’a bien compris, qui organise le vote des Européens aux élections municipales dans leurs pays de résidence.

Périssent les civilisations qui font de l’étranger un ennemi. Reste alors à savoir si la France basculera hors de l’Histoire ou si, au contraire, fidèle à son génie, elle saura se placer à l’avant-garde de la future démocratie sans frontières, sans laquelle le XXIe siècle ne serait que barbarie.