Mon éditorial du Journal des Arts

S’il est un sujet sur lequel chacun s’autorise à avoir un avis, c’est bien celui de savoir comment remplacer la flèche de Notre Dame, détruite par un épouvantable incendie (dont on attend toujours de connaître les causes et les responsables !) dans la nuit du 15 au 16 avril 2019. On en a vu déjà bien des projets ; et un grand concours international d’architectes vient d’être lancé sur ce sujet. Il est bien de la responsabilité de l’Etat, et non de l’Eglise, depuis la loi de 1905.

Pour certains, il faudrait la reconstruire rigoureusement à l’identique ; pour d’autres, il faudrait innover, être moderne, et remplacer la construction engloutie dans les flammes par une flèche en matériaux contemporains, et d’une forme adaptée à notre époque ; bien des formes ont déjà été proposés. Pour ma part, je plaide pour une troisième solution, bien plus radicale : ne pas la remplacer.

La flèche existante n’avait été placée là qu’en août 1859, pour remplacer une flèche antérieure, qui avait été érigée au milieu du 13ème siècle, juste au-dessus de la croisée du transept. Elle servait de clocher : elle donnait l’heure ; ce qui n’est pas le cas de celle que Viollet Le Duc fut autorisée à reconstruire, qui n’est qu’un ornement, à mon sens esthétiquement discutable, sinon incongru. (Pour ma part, alors que, je suis bouleversé par la cathédrale, j’ai toujours trouvé laide cette excroissance).

De plus, la flèche initiale avait un sens politique très précis : en disant l’heure à la ville, elle affirmait que l’Eglise était le maître du temps des hommes. C’est d’ailleurs pourquoi, dans toutes les églises d’Europe, la flèche était en général située au-dessus du point le plus élevé de l’édifice, qui est lui-même le plus élevé de tous les bâtiments environnants.

Depuis, le temps des cathédrales s’est éloigné, et avec lui s’est affaiblie la toute-puissance de l’Eglise. D’autres pouvoirs, plus laïcs, ont surgi ; et ils ont construit des beffrois plus hauts que les cathédrales. Aussi ne faut-il pas s’étonner si, en reconstruisant cette flèche, au milieu d’un 19ème siècle où triomphait la bourgeoisie marchande, Viollet Le Duc n’a pas voulu y remettre des cloches, pour ne pas rendre la maîtrise du temps à l’Eglise : à son époque, cette maîtrise avait depuis longtemps basculé vers le beffroi, qui symbolise le pouvoir du civil, et commençait même à basculer vers la gare, qui symbolise le pouvoir du marchand.

Aussi, aujourd’hui, reconstruire la flèche comme elle fut voulue à l’origine, c’est-à-dire avec des cloches, n’aurait pas de sens : l’Eglise a déjà accepté qu’elle n’est plus le maître du temps.

Mais faut-il pour autant la reconstruire comme elle le fut au 19ème siècle, en ratifiant ainsi le maintien de la répartition des pouvoirs de ce temps ? Ne faut-il pas mieux au contraire prendre acte que, dans les esprits des hommes d’aujourd’hui, le désir de liberté se traduit par la volonté de chacun de maîtriser soi-même son temps, de ne se le laisser imposer par personne ? Ni par l’Eglise, ni par le politique. Ni par l’argent.

Et comment mieux le dire qu’en ne reconstruisant pas la flèche ? Rien ne serait plus moderne que de rendre ainsi explicitement aux hommes la maîtrise de leur temps, dans la limite de leur vie ; de leur faire comprendre qu’il leur appartient de construire leur liberté, ici et maintenant.

Et de signifier que la grandeur de la transcendance et la force de la foi ne sont pas dans un désir illusoire de soumettre les hommes à la loi d’airain d’un calendrier religieux, mais dans leur capacité à aider chaque personne humaine à être plus sage, plus libre, plus heureuse. A se dépasser. A aller au plus haut d’elle-même. Comme une flèche.