Au début de mai 1986, alors que commençait la première cohabitation de l’histoire de la République, eut lieu un sommet du G7 à Tokyo auquel le premier ministre, Jacques Chirac, voulut absolument accompagner le président, François Mitterrand.

Mal lui en a pris, puisque les dirigeants du monde développé, comme les diplomates et la presse, constatèrent que, contrairement à ce que prétendait Matignon, le pouvoir en matière de politique étrangère, de défense, et de lutte antiterrorisme était toujours à l’Elysée. Sans partage.

En quittant Tokyo pour Paris, au matin du mercredi 7 mai, le président et le premier ministre prirent, comme il se doit, deux avions différents. Deux Concordes. Qui obtinrent le droit de faire escale à Novosibirsk.

Là, se tint le plus improbable de mes déjeuners : que l’occasion me fut donnée de déjeuner un jour à la fois avec Jacques Chirac et François Mitterrand était déjà hautement improbable (cela se reproduisit bien souvent par la suite). Mais que le premier de ces déjeuners eut lieu à Novosibirsk était totalement surréaliste.

Nous y fûmes accueillis par un vice premier ministre soviétique, Serguei Ryabov et fîmes un déjeuner trop copieux (caviar, kijoutch, galantine de canard, steak à la sibérienne, consommé à la viande, mousse de baies de Sibérie) pendant que les deux délégations, de l’Elysée et de Matignon, apprenaient à se connaître en patientant dans un lugubre aéroport soviétique.

La conversation eut du mal à se nouer. Jacques Chirac parla de son premier voyage dans la région du lac Baïkal ; du lieu probable de naissance de Gengis Khan, qui n’était, dit-on pas loin ; du musée de la ville, qui contenait des trésors ; puis, il dérouta la conversation vers un vertigineux défilé de noms de tribus sibériennes : les Aléoute, les Tchouktche, les Chouvane, les Dolgan, les Entsy, les Nanai, les Negidal, Teleoute, aux Tofalar, les Tuvian-Todzhynt, les Kurmandjis, les Mansi.

Jacques Chirac se révéla plus encore incollable sur les Evenks, les Even, les Ket, les Khanty, les Nenets, les Nganassan, les Nivkh, les Orchis, les Orok, les Saami, les Sel’kup, les Shore.

François Mitterrand marqua quelques signes d’agacement quand on en arriva aux Inuits, aux Itelmène, aux Koryak, aux Udege, aux Yukagir, aux Yakoute et aux Komis.

François Mitterrand, qui venait d’apprendre la mort de Gaston Deferre, était pressé de rentrer à Paris ; et cette conférence d’ethnographie l’agaçait au plus haut point. On parla du maire de Château Chinon, né dans la commune de Chirac, en Corrèze. Puis le Président donna le signal du départ.

On remonta dans les avions. Juste après le décollage, François Mitterrand me souffla : « Que cela ne vous impressionne pas, il a surement lu des fiches tirées d’un guide de voyage dans l’avion juste avant l’atterrissage ». Même si j’appris par la suite que Jacques Chirac avait toujours de telles fiches sur lui, sa passion pour ces tribus n’était pas feinte. Et son désir d’impressionner François Mitterrand était plus émouvant que puéril.

Tel était Jacques Chirac. Animé par une fascination pour les mondes les plus lointains, qui lui fit comprendre, bien mieux que les ministres de la gauche avant lui, l’importance de la collection de Jacques Kerchache, dont il fit le musée des Arts Premiers. Comme il sut faire écrire, et osa lire, deux discours majeurs, que j’aurai tant voulu que son prédécesseur prononce : L’un sur la responsabilité de l’Etat Français dans la persécution, l’arrestation, et l’assassinat de dizaines de milliers de juifs de France. L’autre sur la menace environnementale.

Pour cela, au moins, il restera. Et pour son art d’être aimable, quand il le voulait. Même s’il y aurait beaucoup à dire sur son (in)action, dont la glorification aujourd’hui révèle tant sur l’inquiétante nostalgie des temps immobiles, dans laquelle se complaît notre pays. Le moment n’en est pas venu.

Mon éditorial pour le Journal des Arts

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