Dans la longue liste des activités humaines qu’on qualifie d’artistiques, il en est une qu’on néglige souvent, et que peu ont eu, pendant longtemps, le courage de désigner comme tel : l’art des jardins.

Et pourtant, cet art est très ancien. Il commence au moins avec les débuts de la sédentarité, il y a dix mille ans, près des fleuves mésopotamiens. Le jardin est d’abord et avant tout le lieu où l’homme produit sa nourriture ; aussi y a-t-il, depuis toujours, un lien très profond entre l’art du jardin et celui de l’alimentation.

On en trouve mention dans l’épopée de Gilgamesh, dans la Bible, et chez Homère. On connaît presque tous des jardins de Sémiramis et du jardin d’Eden. On a trace d’une expédition égyptienne en Somalie, 15 siècles avant notre ère, pour aller y chercher des plantes rares. Puis, les Grecs, les Romains, les Chinois, firent des merveilles. Les couvents chrétiens, les monastères japonais et les palais arabes rivalisèrent ensuite d’innovations dans l’organisation de leurs jardins.

Puis vinrent les jardins italiens, français et anglais. Certains faits d’harmonie et de maîtrise de la nature. D’autres d’abandon et de glorification du monde sauvage. Certains servirent d’écrins à des châteaux. D’autres furent parsemés de ruines. Certains furent ouverts et d’autres fermés.

Ainsi s’inventèrent l’hydraulique, les terrasses, les fontaines, les broderies de buis, les parterres, topiaires, bassins, pelouses, et bien d’autres techniques. Avec surgirent des merveilles innombrables : Tivoli, Chenonceau, Vaux-le-Vicomte, Versailles, Stourhead Garden, Stowe Landscape Garden. Et tant d’autres.

Aujourd’hui, l’art des jardins est devenu une activité très populaire et pratiquée par des millions de gens à travers le monde. Des expositions magnifiques, (comme celles qu’organisent tous les ans le château de Chaumont-sur-Loire), donnent à voir les dernières tendances dans l’art du jardin.

Paysagiste est devenu un grand métier, exigeant compétence artistique et érudition agricole : le paysagiste est le plus crédible des écologistes, le mieux placé pour comprendre et expliquer au monde l’art du beau et du bien, dans l’alimentation comme dans la sauvegarde de la nature.

Dans l’avenir, l’art des jardins sera essentiel à l’avenir de l’humanité. Parce que c’est là que se préserve et se conserve la diversité biologique. C’est là que s’apprend l’amour de la nature.

C’est là aussi que s’apprend que nul n’est vraiment propriétaire de son jardin : il n’en est que le locataire, et celui qui doit l’entretenir. Le jardin est le lieu où on apprend que toute civilisation disparaît si on n’apprend pas aux générations suivantes à l’entretenir et à la défendre.

C’est aussi là que l’humanité apprend la différence entre la nature sauvage, qui peut lui être hostile, et la nature maîtrisée, qui peut l’aider se dépasser et qui constitue véritablement une œuvre d’art.

Vertigineuse question : faut-il considérer la nature en soi comme une œuvre d’art, et la laisser vivre sa vie, en s’alignant sur ses exigences ? ou faut-il la dominer, la maîtriser, la mettre au service de l’humanité, et en faire un lieu d’expression des pulsions créatrices des humains ? L’art-est-il le propre de l’homme ou de la nature ?

Cette question est au cœur des débats qui ont opposé et opposent encore les paysagistes du monde entier. Elle renvoie évidemment à notre rapport au monde. Elle est aussi au cœur des débats d’aujourd’hui sur les réponses à apporter aux enjeux climatiques : faut il revenir à l’état de nature, ou faire confiance aux progrès techniques ?

L’art véritable est sans doute au point de rencontre entre ces deux conceptions. Il n’est ni sauvagerie totale, ni mortel artefact. L’un et l’autre, poussés à l’extrême, sont un enfer. Là comme ailleurs, la vie est un compromis. La civilisation est une harmonie. Et l’art un dépassement.

Mon éditorial du Journal des Arts

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