Parler du football peut sembler un sujet futile, quand tant de choses très graves se déroulent. Et pourtant, ce sport si populaire a toujours été un miroir des enjeux du monde, une activité économique majeure, et une des très rares activités dont les règles sont fixées à l’échelle mondiale, et évoluent de la même façon dans le plus grand club professionnel anglais et dans le plus petit club amateur du Sénégal. Aussi, la façon dont il évolue pendant cette pandémie nous dit beaucoup de ce qui attend non seulement le reste du spectacle vivant mais aussi le reste de nos sociétés.

Si la pandémie disparaît totalement, et vite, on reviendra, dans deux ans au mieux, à la situation antérieure et on oubliera tout ce qui suit. C’est malheureusement peu vraisemblable.

Si elle tarde à disparaître, et si on maintient les mesures de distanciation actuelles, les petits clubs, amateurs ou professionnels, auront le plus grand mal à survivre, faute de cotisations de leurs membres, de subventions des collectivités locales et de mécènes.

On ne voit pas d’ailleurs pourquoi il serait possible d’autoriser les joueurs de se toucher si on interdit aux spectateurs d’en faire autant. Un groupe d’associations de supporters européens vient d’ailleurs de se prononcer pour le maintien de la fermeture aussi longtemps que les spectateurs ne seront pas admis dans les stades. Même pour les grands clubs.

Il ne restera de ce sport que les grandes équipes, qui semblent décidées à trouver un modèle économique pour continuer à jouer. Même sans spectateurs.

Beaucoup de questions se posent alors : Dans quels stades pourront-elles jouer ? Auront-elles des spectateurs ? Comment pourront elles rentabiliser leurs activités ?

Elles ont perdu cette année comme revenus les droits de transferts et la billetterie. Elles ne disposeront plus que des droits des retransmissions télévisées, qui ne pourront être que des retransmissions devant des stades vides. Avec peut-être, ce qui fut et serait encore une grave erreur, des spectateurs à l’extérieur des stades. Les grands clubs professionnels, comme les médias qui les diffusent, dont la survie en dépend, poussent dans cette direction.

Il faudra encore que cela soit attirant. Pour cela, les micros et les caméras seront plus proches des joueurs, qu’on entendra, comme on entendra le bruit du ballon. Les téléspectateurs auront droit à beaucoup plus de statistiques. C’est déjà ce que Sky et la Bundesliga ont prévu de faire pour la réouverture dimanche prochain. Des spectateurs virtuels applaudiront aux différentes phases de jeu ; si c’est possible, si le délai de réponse peut être très rapide, ces applaudissements enregistrés seront déclenchés et calibrés à partir des réactions en ligne des téléspectateurs.

Ces mutations feront du football un spectacle de plus en plus proche des jeux vidéo, qui sont justement la principale concurrente des chaînes de sport. Et c’est là question que le consommateur devra se poser : Voudra-t-il payer pour voir jouer des joueurs réels, dans un stade vide, (et bientôt dans des stades sans gradins, devenus inutiles), avec des spectateurs virtuels, ou préférera-t-il jouer lui-même, en animant avec des manettes des joueurs d’un réalisme de plus en plus confondant, représentants les mêmes joueurs ?

Les jeux vidéo souffriront de ceux que les vrais joueurs réclameront, réclament déjà, d’être payés pour l’usage de leur image dans les jeux. Si ce scénario se réalise, ne survivront pour un moment que les équipes possédées par de grandes fortunes ou des firmes, et elles joueront dans une ligue fermée ; au moins pour un moment, puisque les clubs de cette ligue ne pourront pas être renouvelée par des clubs de divisions inférieures, et les joueurs ne pourront pas l’être par des espoirs venus des petits clubs amateurs, qui auront disparu.

Autrement dit, si le droit à tous de jouer et d’assister à son spectacle revient, le football retournera à son mode de fonctionnement d’aujourd’hui. Et si ce droit ne revient pas, il disparaîtra, remplacé par des jeux vidéo plus vrais que nature.

Qu’est ce que cela nous dit du reste du monde ? Que le risque est grand de voir le monde continuer de basculer du vivant à l’artefact. Que la frontière entre l’un et l’autre est de plus en plus tenue. Il faudra alors se souvenir que l’une des toutes premières pandémies massives de l’ère moderne s’est développé, en 2005, parmi les personnages d’un célèbre jeu vidéo, World of Warcraft.

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