Se souvenir des repas de famille de son enfance, (non pas ceux du quotidien avec parents, frères et sœurs, mais ceux partagés, dans un des domiciles familiaux, avec des parents plus ou moins éloignés; à l’occasion de fêtes religieuses, d’anniversaires, de mariages, de grandes vacances…) est un formidable révélateur de ce que fut cette enfance, de ce qu’elle est encore, et du monde qui vient.
Si l’enfance fut heureuse, on a gardé en général de ces repas, le souvenir de longs éclats de rire, de conversations joyeuses, de retrouvailles curieuses et tendres. Si elle le fut moins, on se souvient de l’ennui avec lequel on devait partager de tels moments avec un cousin, une tante, des gens dont on n’attendait aucune tendresse et dont on n’avait rien à apprendre. Ou même, pour les pires enfances, comme d’un moment d’enfer, pendant lesquels des adultes se lançaient de terribles vérités, ou s’effondraient sous le poids de l’alcool. Ou se battaient. Ou battaient les enfants. Et puis, parfois, pire encore, on ne s’en souvient pas du tout. Parce qu’il n’y en a pas eu, faute de famille, ou d’enfance … Ou parce qu’on a préféré, et réussi, à les chasser de sa mémoire.
Aujourd’hui, ces repas sont, en général, plus restreints, plus courts, plus rares et en général pris au restaurant. Parce que les familles sont beaucoup plus dispersées, parce qu’on ne veut plus passer quatre heures à table avec des quasi inconnus sporadiquement réunis ; parce qu’on ne peut plus, ou ne veut plus, manger la même chose que ceux qui ne sont pas, comme nous, végétarien ou végétalien, ou au régime, ou allergique à ceci ou cela. Parce que plus personne ne veut passer cinq heures en cuisine pour les préparer. Ou tout simplement parce qu’on aime choisir et non plus partager. Ou parce que la taille des appartements ne le permet plus. Ou encore parce qu’autre chose nous retient : d’autres amis, un spectacle, un match, tant d’autres choses. Et qu’il n’est plus possible d’imposer à un adolescent de passer une après-midi à table à écouter les souvenirs, les conversations, et les projets de quasi inconnus, dont le monde est englouti.
Partout, sur la planète, la raréfaction de ces repas de famille, qui occupaient au siècle passé, dans les familles rurales au moins, tous les dimanches jusque tard dans l’après-midi, au domicile de l’un ou de l’autre, sous l’autorité d’un Patriarche, dit beaucoup de ce que nous avons gagné et perdu avec notre nouveau mode de vie.
Elle dit beaucoup de notre préférence pour le rapide, l’éphémère, le choisi.
Aussi, pour beaucoup, les meilleurs de ces repas se prennent aujourd’hui sans hypocrisie entre gens qui se sont vraiment choisis : familles recomposées, amis sincères ; sans les contraintes, si elles peuvent être considérées comme telles, des liens du sang ou des rites sociaux imposés.
Si elles sont prémonitoires de l’avenir, ces évolutions nous disent : soyez libres, choisissez avec qui être heureux, ne cédez pas aux conventions et aux rites, partagez les moments de bonheur seulement avec ceux que vous aurez choisis et avec ceux à qui vous voulez laisser les meilleurs souvenirs.
Alors, les repas de famille pourront ne plus être les moments d’une juxtaposition de solitudes, mais de partage vrai et de gratitude assumée.
A condition, comme dans les grandes traditions, de laisser des places à table pour ceux, faibles et solitaires, dont on a tant reçu dans le passé ; et pour l’étranger; et de les accueillir, les uns comme les autres, comme une bénédiction du ciel.