PARTOUT en Occident, une révolution a commencé. Elle balaiera toutes les élites administratives, politiques et économiques, unies dans le même désaveu, solidaires d’un même échec. Parce qu’elles n’auront pas réussi à justifier leurs privilèges par la création d’une société de plein emploi et d’épanouissement collectif.

Partout en Europe, les gouvernements s’effacent, attendant de l’assainissement financier la création d’emplois, abandonnant aux banques centrales la conduite du dernier instrument de politique économique, le taux d’intérêt, et limitant leurs ambitions à s’ajuster à une Allemagne elle-même en crise grave.

La démocratie est menacée quand les partis ne proposent plus nulle part que des versions à peine différenciées d’une même politique, quand les revenus les plus élevés sont sans rapport avec le mérite, quand la peur du lendemain gagne les classes moyennes, quand le chômage atteint jusqu’aux diplômés de l’enseignement supérieur.

Bientôt les peuples d’Europe y mettront fin. Déjà, les mises en examen fonctionnent comme une métaphore de guillotine sous les applaudissements des citoyens. En Italie, en Espagne, en Belgique, une partie de la classe politique a basculé dans le néant de l’échec. En France, toutes les élites sont menacées du même sort.

Rassemblés autour d’un pauvre dessein commun la monnaie unique par la récession rendu intolérable par son coût social à court terme et son insignifiance à long terme, les partis politiques ne proposent plus de projet ambitieux.

Les grandes entreprises ne sont plus occupées qu’à gérer leur mondialisation, les grandes banques à masquer leur faillite virtuelle, les jeunes diplômés à chercher, comme leurs aînés, une rente de situation de moins en moins rentable, de moins en moins en situation.

Et pourtant, le pays aurait les moyens d’en finir avec cette peur de l’avenir et de s’inscrire dans la vague de progrès mondial qui commence. Il lui faudrait pour cela reprendre confiance, comprendre que c’est l’emploi qui créera la croissance et non l’inverse, revivifier la démocratie, sortir du consensus mou autour d’une pensée unique, aussi vide que l’idéologie qui la fonde.

Dans un monde en plein bouleversement technologique, industriel et géopolitique, deux stratégies à long terme, clairement distinctes, l’une de droite, l’autre de gauche, devraient être proposées aux citoyens. Elles devraient s’inscrire l’une et l’autre dans l’après- Maastricht et proposer un usage politique de ce formidable instrument que sera l’euro.

La première stratégie qui n’est pas celle que je préfère consisterait à accepter franchement la loi du marché, telle qu’elle s’installe à l’échelle mondiale ; à admettre que la précarité des objets et des situations sera la condition de la survie des économies. Elle viserait à intégrer au mieux la France dans une Europe elle-même ouverte à la concurrence du reste du monde, à en faire la nation la plus flexible, la plus mobile, la plus nomade, la mieux préparée au capitalisme planétaire. Elle se donnerait comme objectif de favoriser la mobilité du travail et du capital qu’accélérera par ailleurs la création de la monnaie unique et de faire de la France un modèle d’esprit d’entreprise en la débarrassant du carcan d’un Etat surdimensionné, frein à la compétitivité des entreprises et à la flexibilité du travail.

Ce projet « eurolibéral » mettrait progressivement en pratique les idées suivantes :

Faut-il en France «l’eurolibéralisme» ? « l’eurosocialisme » ? Il faut très vite lancer ce débat.

Réduire le poids de l’Etat et des prélèvements obligatoires en supprimant la plupart des aides et subventions pour le logement et l’emploi, en réduisant les investissements publics, militaires, sportifs et autoroutiers, en multipliant la concurrence entre services publics et entreprises privées dans de nombreux domaines (transports, santé, éducation, poste, télécommunication, médias, police, justice), en privatisant la gestion des retraites complémentaires et celle de l’Agence nationale de l’emploi.

Encourager les entreprises à créer des emplois en supprimant le salaire minimum et en ne payant d’heures supplémentaires qu’au-delà d’une durée de travail annuelle et non plus hebdomadaire.

Permettre aux entrepreneurs créateurs d’emplois de s’enrichir en limitant le total des impôts personnels au tiers du revenu.

Développer l’esprit d’entreprise en donnant aux chômeurs le statut d’entrepreneurs individuels chargés de rendre des services utiles à la collectivité en échange de leur allocation.

Confier progressivement à l’épargne privée l’essentiel de ce qui est encore aujourd’hui de la compétence des organismes de sécurité sociale.

Un tel projet constituerait un électrochoc. Il briserait des rentes, casserait des féodalités, libérerait des énergies, créerait de la croissance, et ferait surgir progressivement une nouvelle classe dirigeante, rageuse, volontaire, venue des entreprises et des banlieues, sans complexe à l’égard de l’argent.

Naturellement, le coût en serait énorme : généralisation de la précarité, aggravation des inégalités, fin de la protection sociale pour tous. Pour ma part, je n’y serais pas favorable. Mais cela aurait au moins le mérite de la cohérence et de l’efficacité.

L’autre stratégie qui a ma préférence viserait à créer un nouveau modèle social garantissant aux citoyens une réelle égalité d’accès aux biens fondamentaux, donnant un contenu nouveau à l’Etat et aux services publics, refusant les conséquences du libéralisme planétaire, installant aux frontières des pays ayant en commun l’euro une réelle protection douanière, industrielle, sociale et culturelle.

Une telle politique « eurosociale » supposerait elle aussi la mise en oeuvre de réformes radicales, telles que :

Simplifier l’Etat en remplaçant les 96 départements, les 22 régions et les 36 000 communes par sept provinces et six mille municipalités, de taille européenne. Et réduire de moitié le nombre de parlementaires. Les économies budgétaires en découlant seraient gigantesques, car le scandale n’est ni dans la taille de la fonction publique d’Etat ni dans le cumul des mandats, mais dans la superposition labyrinthique d’institutions redondantes.

Réduire le poids des prélèvements obligatoires en assortissant toutes les prestations, subventions et allocations d’une simple condition de revenu : nul ne devrait recevoir quoi que ce soit de l’Etat s’il gagne plus de quatre fois le revenu minimum.

Favoriser l’esprit d’entreprise en particulier pour les technologies de pointe en donnant aux collectivités locales les moyens juridiques et financiers d’investir en capital-risque, à hauteur de 50 %, dans les entreprises nouvelles créées par des chômeurs.

Mettre en place une véritable solidarité en garantissant un revenu minimum à tout citoyen, dès dix-huit ans, qu’il soit en formation, au travail ou en retraite, de 20 000 francs par an. Et en créant un service civique obligatoire pendant lequel tous les jeunes rempliraient pendant un an des tâches de tutorat éducatif, d’assistance sociale, de valorisation écologique, ou d’assistance humanitaire.

Partager le travail en reportant l’essentiel des charges sociales au-delà de 32 heures de travail par semaine, tout en permettant à ceux qui le veulent de continuer à travailler au- delà de soixante-cinq ans, afin de ne pas perdre leurs compétences.

Relancer la croissance en réduisant le poids de la dette publique et privée en tolérant une modeste hausse des prix annuelle, inférieure à 5 %, et en accordant aux particuliers ce qu’on a accordé aux grandes banques : socialiser une partie de leurs dettes rendues intolérables par le chômage.

Associer les représentants des salariés aux choix des grands investissements pour que soit retenue, à coût égal,la technologie la plus créatrice d’emploi.

Introduire dans la loi, dans tous les domaines de service public (éducation, logement, transport) une discrimination positive en faveur des plus défavorisés.

Accepter chaque année autant de centaines de milliers de travailleurs étrangers qu’il sera nécessaire pour financer l’équilibre des retraites, compte tenu du déficit démographique français.

Cette stratégie créerait un grand nombre d’emplois et provoquerait une formidable croissance en réduisant les dettes. Elle favoriserait le développement des entreprises et de la cohésion sociale, réduirait la peur de l’avenir, et ferait de la France le moteur d’une autre Europe, plus libre, plus égale, plus fraternelle.

Le premier projet aurait pour ambition de faire de la France la meilleure élève de la classe libérale. Le second d’en faire l’avant-garde d’une social-démocratie continentale. L’un et l’autre exigeraient de l’audace et du temps.

Naturellement, il ne s’agit pas d’installer entre ces projets quelque manichéisme. Chacun d’eux pourrait s’enrichir de l’autre, dialoguer avec l’autre, mettre en commun des réformes et, au moins, se reconnaître réciproquement comme honorables.

Si l’on ne lance pas très vite ce débat, si l’on en reste à l’opposition morne entre deux complets gris, alors le chômage restera l’horizon lancinant du XXIe siècle. Et c’est la démocratie elle-même qui sombrera, naufragée par des pirates noirs ou rouges. Noirs et rouges.