Un très grand penseur, trop oublié et dont on ne reparlera sans doute qu’à l’occasion de sa mort, Zygmunt Bauman, (héros de la guerre dans l’Armée Rouge, devenu ensuite philosophe communiste à Varsovie, avant de quitter le parti et la Pologne en 1968, victime d’une  des multiples manifestations de l’antisémitisme polonais, pour devenir professeur de philosophie en Grande Bretagne) a inventé des concepts d’une grande actualité pour comprendre le monde d’aujourd’hui.

Après avoir expliqué comment l’Etat démocratique moderne est passé du rôle de « jardinier » à celui  de « garde-chasse », il a théorisé les conséquences de l’idéologie de la liberté absolue dans laquelle sont entrées les démocraties de marché et il a décrit une monde composé d’individus égoïstes, devenus de purs consommateurs, en utilisant, à partir de 1998, la métaphore de la « société liquide ».

De telles sociétés sont extrêmement fragiles : imaginez un bateau, conçu pour transporter des produits solides, dont la cargaison deviendrait  brusquement liquide : ce bateau ne résistera pas au moindre roulis, à la première tempête.

Cette métaphore s’applique de mieux en mieux à l’évolution  économique, financière, culturelle et idéologique du monde. Et aussi à l’évolution politique des démocraties : les opinions peuvent y basculer à  chaque instant d’un côté à l’autre de l’échiquier, en « liquidant » leurs dirigeants. On l’a vu avec le Brexit, avec l’élection de Trump, avec le référendum italien. On le verra, si rien ne change, avec l’élection présidentielle française.

Rien n’y est acquis ; l’élection primaire de la droite, dans laquelle un candidat a été choisi par des électeurs nettement plus âgés que la moyenne nationale, ne préjuge en rien du résultat de l’élection présidentielle. Et la droite républicaine devrait se garder, comme les journalistes, de considérer l’élection de Francois Fillon comme jouée d’avance.

L’opinion est versatile, déloyale, égoïste ; et elle  n’a aucune vocation à être stable, loyale, altruiste, quand les électeurs sont poussés à se conduire comme des consommateurs, et qu’on ne leur donne à voir que le spectacle des egos des candidats, et des tactiques qui en découlent.
De ce point de vue, les mieux placés sont les  hommes ou femmes politiques  incarnant des produits nouveaux, avec une promesse d’autant plus séduisante qu’elle est vague. Un peu comme ces boîtes de cadeaux-surprises qu’on aime de plus en plus offrir et recevoir.

A ce jeu, les mieux placés sont Marine Le Pen et Emmanuel Macron, pourtant à des années lumières l’un de l’autre : l’un et l’autre incarnent une promesse de renouveau ; l’un et l’autre symbolisent le désir de renverser la table, d’une sorte de révolution tranquille, pour en finir avec une classe politique discréditée ; l’un et l’autre se gardent bien d’avoir un programme trop précis. Aussi, à l’heure où j’écris, et malgré ce que disent les sondages, ce sont eux qui, à mon sens, s’opposeront au deuxième tour de l’élection présidentielle.

Il faut se méfier de ces situations ; et ces deux candidats auraient tort, eux aussi, de croire que tout est gagné pour eux. Il n’en est rien. Et même si l’un d’entre eux gagne, il sera, dès le lendemain de son élection, victime des mêmes caprices, s’il ne précise pas son programme.

Il est essentiel de rendre notre monde moins liquide, d’y remettre des perspectives, et des règles de droit, il est en particulier essentiel, pour la France, d’exiger des candidats qu’ils donnent  au moins les grandes lignes d’un programme crédible. Cela aura l’inconvénient, pour eux, de décevoir tous ceux de leurs électeurs qui n’y gagneraient rien, et d’en faire des hommes politiques  comme les autres, quémandant des voix en échange de promesses. Cela aura l’avantage pour le pays de faire vivre une démocratie respectueuse de ses principes et de ses règles, invariants et solides, qui font sa grandeur.