Une fois de plus, l’économie de la musique[1]  nous dit beaucoup de ce qui nous attend dans bien d’autres dimensions de nos sociétés :

Depuis quelques jours, les firmes de l’industrie musicale voient leurs cours de bourse chahutés, parce que des analystes prédisent que des œuvres musicales créées par des intelligences artificielles pourront bientôt remplacer celles de leurs catalogues, qui perdront donc toute valeur : en conséquence,  Universal Music a   perdu 2 milliards de valeur de marché en une seule séance récente ;  pour contrer cette évolution, cette  major  aurait demandé aux firmes de streaming, comme Deezer et Spotify, d’empêcher les entreprises d’intelligence artificielle d’avoir accès à son catalogue, afin qu’elles ne puissent s’en servir pour  entrainer leurs softwares.

C’est  pourtant une évolution irrésistible : déjà , l’AI  génère    des chansons, musique et paroles, plus ou moins originales  ; une firme nommée Endel a plus de deux millions d’auditeurs mensuels de ses « environnements sonores » spécifiques générés par ordinateur, dont certains  composés avec l’aide d’artistes électroniques ; plus généralement, ce qu’on nomme maintenant « musique fonctionnelle » (et non plus « musique d’ascenseur »)   comme les  bruits de la nature,  les chants des baleines, ou autres «  bruits blancs » , composés automatiquement  ou recueillis dans la nature, regroupe plus de 10 milliards d’auditeurs par mois,  soit déjà plus de 10% du marché global du streaming et leur nombre double tous les ans .

Il est difficile d’imaginer qu’on l’empêchera un ChatGPT musical de   proposer très bientôt des œuvres nouvelles inspirées des plus grands compositeurs, classiques et modernes, et allant plus loin dans leurs propres univers ;   certaines applications seront aussi bientôt capables d’interpréter des œuvres existantes tout autrement que ne le font les meilleurs interprètes humains connus. On pourrait même imaginer que chacun pourra faire composer par une IA la musique qu’il voudra, en donnant un thème ou une couleur, ou une sensation, ou un texte, et en choisir l’interprète, vivant, mort ou artificiel.   On ne pourra pas interdire de voir   ainsi apparaitre des œuvres musicales qui pourraient procurer plus encore d’exaltation, d’extase, de dépassement à celui qui l’écoutera ou s’y plongera.  Par ailleurs, on pourra se trouver un jour prochain en concert devant un hologramme interprétant des œuvres anciennes ou nouvelles mieux (ou en tout cas différemment), qu’aucun interprète connu.   Toute l’activité musicale, et toute l’industrie de la musique, enregistrée et vivante, en sera bouleversée.

On peut imaginer beaucoup plus encore :   on pourra bientôt comprendre, au moins par corrélation, que des formes sonores, n’ayant rien à voir avec la musique occidentale classique, ou populaires, ni même avec toutes les tentatives de musiques atonales, ni avec toutes les autres musiques, africaines, indiennes, chinoises, ou autres, ni même avec aucun son animal, ou humain, ou même un son quelconque existant dans la nature ont un grand impact sur tel ou tel comportement humain.   Ainsi, on pourra imaginer des formes sonores, plus précisément choisis qu’elles ne le sont aujourd’hui, capables de pousser les consommateurs à telle ou telle catégorie d’achat.

On peut imaginer enfin qu’on pourra un jour demander par transmission de pensée de nous faire entendre la musique la plus adaptée à notre état d’esprit. Cela suppose des progrès non seulement en IA, mais aussi en neurosciences, et en particulier en neurosciences appliquées à la musique et à l’art en général, pour mieux comprendre les phénomènes cérébraux en cause dans l’émotion artistique.

Bien des questions en découleront :

Pensera-t-on encore que l’humanité mérite d’être considérée comme supérieure au reste de la nature, parce qu’elle a engendré des œuvres artistiques bouleversantes, quand on aura ressenti une émotion équivalente avec une œuvre composée par une intelligence artificielle ?  Et encore : devra-t-on craindre une manipulation politique ou commerciale des esprits par le son, comme elle existe par d’autres sens ?

Et enfin, et surtout :  quand comprendra-t-on que, au lieu d’accumuler à l’infini des biens matériels et de nous entretuer pour des ressources de plus en plus rares, dans un monde que nous rendons invivable, c’est dans l’exploration à peine commencée des potentialités de l’esprit humain que se situe la vraie réponse à toutes les défis qu’affronte l’humanité ?

Jacques Attali

[1] «  BRUITS, Economie de la musique », PUF, 1976