Chaque jour qui passe nous apporte la preuve que, dans la vie personnelle comme dans la vie sociale, dans la vie privée comme dans la vie professionnelle, dans les relations amoureuses comme amicales, notre sort est très largement lié à notre capacité d’anticipation. En particulier, savons-nous comprendre à temps ce que les autres attendent de nous ?

C’est pour avoir manqué cruellement d’anticipation que nous en sommes là aujourd’hui : on ne répètera jamais assez que si nous avions, en Occident, anticipé, comme les Coréens du Sud, la probabilité d’une pandémie, on aurait payé un bien moindre prix en termes de vies humaines, de chômage et de faillites. Et si nous avions anticipé, comme les Israéliens, la nécessité de préparer longtemps à l’avance la logistique des vaccins, on n’en serait pas à cette double faillite : trop tard, et pas assez.

Il est encore temps, pour l’un et l’autre de ces deux problèmes, de colmater les brèches et de réparer les erreurs : on peut encore se donner les moyens de masquer, tester, repérer et isoler, efficacement et rapidement ; on peut encore déclencher une production mondiale très massive, de vaccins, pour disposer en 2021, des moyens de vacciner tous les humains de plus de 40 ans. Atteindre l’un et l’autre de ces objectifs supposerait une mobilisation générale.

Et qu’on ne dise pas qu’on en n’a pas les moyens : l’argent, fourni par les banques centrales et les Etats ; est pour le moment illimité ; il suffirait seulement de l’utiliser à bon escient, pour ces deux causes majeures, et non pas, comme on le fait trop aujourd’hui, à l’aveugle, dans le vain espoir de maintenir en vie des entreprises dont la mort est certaine et qu’il faudrait plutôt se préparer à remplacer.

Car, au-delà des enjeux de la crise sanitaire, il y a d’autres sujets sur lesquels il est urgent d’anticiper, si l’on ne veut, là encore, être pris de court et débordé.

Il y a d’abord bien sur les enjeux climatiques, pour lesquels il est urgent d’accélérer la transition : 2050, c’est beaucoup trop loin. Et il y a d’autres enjeux, plus brûlants, en particulier en Europe, en 2022.

Si on laisse les choses aller, si on continue de croire que cet état d’exception peut être la règle, que des secteurs économiques entiers, devenus fantomatiques, peuvent durablement rester des passagers clandestins de l’économie mondiale, une crise économique, sociale et politique majeure aura lieu en 2022 : même si on a su, d’ici là, en finir avec la pandémie, ce sera en effet le moment où il faudra solder les comptes, rembourser les emprunts faits en urgence, mettre fin aux subventions que ne justifient que la pandémie, affronter la fin des allocations chômage et les innombrables faillites d’entreprises que ni les banques, ni les contribuables, ne pourront plus continuer à soutenir à bout de bras. Et ces secteurs devenus zombies ne redémarreront pas assez vite pour compenser l’arrêt des financement publics et bancaires qui les maintiennent en survie artificielle.

Si on n’agit pas dès maintenant, si on laisse chacun croire que cette société d’exception peut devenir le régime normal de nos nations, on ira vers de graves déboires : Soit on continuera un temps à financer le non-travail, et les Etats feront faillite ; soit on redonnera sa primauté au travail, en abandonnant les autres, une fois la pandémie vaincue, et on assistera à d’immenses faillites. Dans les deux cas, 2022 serait alors une année épouvantable, qui ouvrirait à tous les possibles ; en France, en particulier, en cette année électorale.

Pour l’éviter, une seule solution : anticiper dès maintenant l’imminence de ces risques ; et pour cela, lancer dès maintenant de vastes programmes de réorientation des secteurs les plus durablement touchés vers les secteurs dont on aura besoin dans l’avenir. En rémunérant les salariés non plus pour ne pas travailler, mais pour se former à des métiers nouveaux. En lançant des grands projets européens, nationaux, régionaux, personnels, dans des projets industriels dans ces secteurs si évidents dont on a tant besoin, de la santé, de l’éducation de l’hygiène du numérique, des énergies propres, de l’alimentation, de la distribution, de l’eau, du recyclage, de la culture, de la sécurité ; et quelques autres.

Si on veut en voir un impact dès l’an prochain, c’est maintenant qu’on doit le décider. C’est maintenant que les collectivités publiques doivent lancer les appels d’offres ; c’est maintenant que les entreprises doivent préparer les projets. Les entreprises et les pays qui sauront faire ça sortiront vainqueurs de cette crise ; les autres s’enfonceront dans un déclin de moins en moins réversible.

Cela suppose de cesser de penser à l’immédiat, de regarder un peu au loin, de penser aux autres. Si cette crise nous apprend au moins cela, nous grandirons.

j@attali.com