Il y a des sujets qu’on n’ose pas trop aborder, parce qu’ils sont trop culpabilisants. On préfère ne pas en parler, et laisser s’installer un silence de connivence ; jusqu’à ce que, à un certain moment, cela devienne insupportable. Et il m’est de plus en plus insupportable d’accepter de vivre, en tant que citoyen d’un pays, comme en tant qu’être humain, en passager clandestin, à de très nombreuses dimensions. Insupportable.

Faisons-en une rapide liste :

Les humains sont tous des passagers clandestins profitant du travail de la nature, dans ses dimensions minérales, végétales et animales, que nous ne rémunérons pas, que nous ne restaurons pas, que nous détruisons. Plus généralement, le niveau de vie des plus puissants prédateurs est extorqué à leurs congénères, animaux ou humains. Et celui de tous les humains est en partie volé à la nature.

Les plus riches du monde extorquent pour eux les ressources rares, en particulier les énergies, au lieu de les rendre disponibles à ceux qui en ont le plus besoin.

Les pays riches, et en particulier les Américains, les Chinois et les Européens, sont en plus des passagers clandestins profitant de l’esclavage d’enfants, de femmes, d’hommes, et du travail de gens mal payés, exploités, dans l’essentiel du reste du monde ; c’est ainsi qu’on peut acheter en Europe et ailleurs des produits vendus à des prix dérisoires, sans se préoccuper du sort de celui dont il vole le travail. Ces pays riches sont aussi les passagers clandestins de la pollution et des émissions de carbone qu’ils camouflent ailleurs, comme ils y renvoient leurs déchets et leurs objets et machines usées.

Les Etats-Unis, en plus, veulent désormais s’imposer les passagers clandestins extorquant le travail et les richesses des autres humains et de la nature en la pillant plus encore que par le passé.

La France est aussi un pays clandestin de l’euro et les Français, qui, pour certains, travaillent moins que d’autres travaillent dans l’Union et profitent du travail des autres travailleurs européens, qui protègent notre monnaie, et nous permettent de vivre à leur crédit.

Certains, et en particulier des Français, exonérés d’impôts ou en payant très peu, profitent de services qu’ils ne financent pas.   C’est surtout vrai en haut de l’échelle sociale ; quelques citoyens, très rares, se mettent aussi au chômage pour un temps pour profiter des avantages sociaux qui devraient à mon sens être réservés, et être augmentés, pour ceux qui ne peuvent faire autrement que de faire appel à ces aides : elles ne devraient pas être une solution de confort pour ceux qui veulent ne travailler qu’à temps partiel.

Certains aussi, et en particulier des Français, sont des passagers clandestins qui profitent du travail mal payé des enseignants, des soignants et d’autres employés essentiels ; et des services gratuits des associations et des aidants qu’ils ne rémunèrent pas, ou en tout cas pas à leur vrai prix. Naturellement, contrairement à ce que soutiennent les extrêmes droites, cela ne concerne pas ceux des étrangers qu’on appelle les clandestins, qui ne sont là, pour la plupart, que parce qu’ils ne peuvent être ailleurs, et qui rêvent de travailler légalement.

Enfin, et c’est peut-être le plus grave, nous sommes tous des passagers clandestins du travail des générations futures de végétaux, d’animaux et d’humains.

Il faut cependant distinguer le parasite et le passager clandestin : un parasite est un être vivant qui vit en partie aux crochets de celui qui l’abrite ; c’est normal ; être un parasite est une activité classique du vivant ; c’est même la condition de la vie. C’est le cas de la plupart des végétaux et des animaux. Nous sommes tous des parasites, abritant des parasites. Mais la nature est ainsi faite qu’un parasite ne peut être durablement toléré que s’il rend par ailleurs un service à celui qu’il parasite, ou à un tiers. Un parasite devient un passager clandestin s’il profite des autres sans rien leur donner en échange.

Si on admettait le principe selon lequel chaque être humain devrait pouvoir être un parasite, mais jamais un passager clandestin, on devrait changer beaucoup de choses. Et en particulier rémunérer beaucoup plus, directement ou indirectement, tous ceux dont nous bénéficions des services.

Cela voudrait dire d’abord rémunérer beaucoup plus la nature, en protégeant et en restaurant les matières organiques et la biodiversité. Cela voudrait dire aussi protéger et rémunérer décemment ceux qui fabriquent à bas coût les produits qui nous inondent, et taxer ceux qui les exploitent ; et aussi rémunérer les pays, directement ou indirectement, qui émettent des gaz à effet de serre en notre nom, en les contraignant à utiliser ces rémunérations pour réduire leurs émissions. On devrait aussi réserver les aides sociales à ceux qui en ont besoin, et rémunérer décemment le travail des aidants, et pas seulement avec la gratitude qu’ils méritent. On devrait enfin tout faire pour ne pas vivre aux crochets des générations suivantes, c’est-à-dire en ne s’endettant que pour créer les infrastructures dont auront besoin ceux qui prendront notre relais.

Encore faudrait-il assumer ces multiples culpabilités. Avec lucidité. Et assumer une grande mansuétude pour les passagers clandestins injustement traités par la vie. On en est très loin.