La perspective précédente sur le tabac ayant provoqué tant de réactions, je trouve quelques raisons d’y revenir. D’abord, personne n’a remis en cause les terrifiantes statistiques que j’avais rappelées. Tout le monde reconnait que le tabac constitue une des causes majeures de mortalité du passé et que, si rien n’est fait, son impact va grandir. Pourtant, malgré cela, beaucoup de voix se sont élevées pour s’opposer à l’interdiction que je propose.

On a avancé deux arguments. Le premier : pourquoi s’intéresser au seul tabac et ne pas interdire l’alcool, le sucre et toutes les formes de nourriture dont on sait qu’elles sont nocives pour la santé ? La réponse à cet argument est facile : ces produits ne sont nuisibles que pour ceux qui en abusent, alors que le tabac est nuisible à la première cigarette. Il mérite donc un sort particulier.

Le deuxième argument est plus sérieux : le tabac est une addiction ; ceux qui le consomment ne peuvent s’en passer et l’interdire ne fera que les pousser dans les bras des trafiquants. Le choix est donc entre le buraliste et le dealer .

Cet argument renvoie à une question beaucoup plus vaste : la loi peut elle interdire une addiction ?

La réponse est évidente quand il s’agit d’une addiction au meurtre, au viol ou vol ; et la loi fait en principe dans ce cas la différence entre ceux qui sont responsables de leurs actes et ceux qui ne le sont pas. Elle l’est moins dans les cas où on peut soutenir qu’on ne nuit qu’à soit par ses actes. Et on peut soutenir, à mon avis à tort, que c’est le cas du tabac ( il faut pour cela négliger l’impact de la consommation de tabac sur le cout de la santé, le tabagisme passif et l’effet d’imitation qui pousse chaque génération à emboiter le pas de la précédente).

Pour ces actes d’automutilation, sous toutes leurs formes, le principe doit être simple : une société démocratique doit éloigner ses membres de ce qui peut leur nuire. Et pour cela, elle doit d’abord comprendre ce qui les amène à agir ainsi. Elle doit ensuite éduquer, inciter, puis interdire. Mais si l’interdiction n’est pas une perspective, au moins à moyen terme, la société est complice et l’éducation ne sert à rien. Pour le tabac, bien des choses restent à faire : enseigner intelligemment aux enfants que le tabac tue. Faire monter le prix du tabac à un niveau bien plus élevé. Rendre quasi invisible le nom des marques et uniformiser les emballages. Rendre les paquets les plus repoussants possibles (comme cela vient de commencer). Et annoncer que, au plus tard dans 15 ans, quoi qu’il arrive, la production, l’importation, et la consommation de tabac seront interdites.

Il n’y a rien de pire qu’une loi inapplicable ; elle discrédite l’Etat de droit dans son ensemble. Avant de voter une loi, il faut donc créer les conditions de son acceptabilité sociale et se donner les moyens de la faire respecter. En particulier, à propos de toutes les addictions, il ne servira à rien de réduire l’offre si la demande se maintient ; aussi, avant de légiférer à leur propos, il faut comprendre leur raison d’être. Et c’est sans doute parce que nos sociétés ne savent pas, n’osent pas affronter cette question, parce qu’elles n’osent pas s’avouer à elles-mêmes que notre modèle de développement provoque des manques, qu’elles ont tant de mal à interdire ce qui les comblent.