Sait-on saisir ce qui change dans de petites habitudes et y voir ce qui dit long sur ce que nous sommes ou sur ce que nous devenons ? Sait-on lire, dans d’imperceptibles changements de comportements, des mutations majeures à l’œuvre dans les entrailles de nos sociétés ?

Par exemple, réalise-t-on que beaucoup de jeunes, presque partout dans le monde, n’écoutent presque plus jamais une station de radio en direct : ils écoutent, à leur heure, des podcasts ou des chansons ; ils ne regardent plus jamais (sauf pour le sport) la télévision : ils la regardent quand ils décident de voir des vidéos, des clips, des programmes ou des films sur une plateforme. Chacun d’eux maitrise ainsi beaucoup mieux son accès aux divers médias.

De même, la communication avec les autres est, elle aussi,  beaucoup mieux maitrisée qu’elle ne l’était : Beaucoup, surtout parmi les jeunes, ne répondent plus au téléphone s’ils n’ont pas été prévenus à l’avance d’un appel ; ils n’écoutent plus de message audio reçu sur le téléphone, et en retour, n’en laissent plus ; ils  préfèrent lire des messages écrits, quand ils le veulent, ne serait-ce que pour fixer un rendez-vous pour se parler ; d’où la vogue croissante d’innombrables messageries écrites (SMS, WhatsApp, Télégram.) Ou vidéos, (Skype, Zoom, Teams).

C’est moins anecdotique qu’il n’y parait : Cela signifie sans doute qu’une partie de la jeunesse a compris que le temps est la valeur suprême et qu’un des plus grands combats d’aujourd’hui est de choisir ceux avec qui on veut le partager ; et quand on veut le partager. Cela annonce une société où on ne se laissera plus envahir par les autres ; où on gardera la maitrise de son temps autant qu’on pourra ; où on résistera à l’accélération du temps et de l’information ; où on prendra son temps ; où on répondra quand on voudra ; où on choisira à quel rythme on souhaitera vivre ; où on n’attendra plus l’autre avec impatience. Et, réciproquement, une société où on n’envahira plus le temps des autres.

Et c’est même une des plus belles définitions de l’amour : Aimer quelqu’un c’est être heureux de se laisser envahir par lui, ou par elle.

Pour autant, il est encore bien des gens avec qui on ne peut refuser d’échanger : ceux qui ont sur nous un pouvoir hiérarchique, les seuls dont on est tenus de prendre les appels. On peut même dire que la définition du chef, c’est celui qui peut envahir le temps des autres ; les chefs économiques, les chefs administratifs, les chefs politiques ; les chefs policiers ; mais aussi d’autres chefs, dont on a appris récemment à entendre les appels au premier signe : les soignants.

Le grand combat du jour est de faire reculer ces contraintes ; de réduire le nombre de chefs à qui on est tenu d’obéir. Au travail, de plus en plus de gens refusent l’aliénation fondée sur l’expropriation du produit de son temps et sur le droit d’un chef à définir des horaires et à obliger à rendre des comptes dans l’instant ; le télétravail favorise cette libération du temps, en rendant plus facile de ne pas répondre dans l’instant à son chef; de plus, un nombre croissant de jeunes refusent, dès qu’ils le peuvent, d’entrer dans une entreprise ; ils préfèrent travailler seuls et prendre le risque de l’échec plutôt que d’avoir à soumettre leur temps aux caprices d’une hiérarchie.

De même, dans l’amour, ou ce qui en tient lieu, bien des gens, de plus en plus nombreux, refusent le contrôle de leur temps par l’autre ; c’est même une des dimensions majeures du combat féministe que de refuser de laisser les hommes disposer du temps des femmes autant que de leur corps.

Et ce n’est pas fini. Le désir de maitrise de son temps par chacun va bientôt prendre des proportions plus grandes encore. Dans d’innombrables domaines.

Sera-ce toujours libérateur ? Sommes-nous vraiment en train de fabriquer une société de gens libres parce que maitres de leur temps ? Ou au contraire une société d’égoïstes juxtaposés indépendants, de solitaires indisciplinés ?

Plus même : peut-on vraiment imaginer « faire société » si on n’accepte pas de donner aux autres accès à une partie de son propre temps ? Si on refuse ce qui constitue l’essentiel de la vie, c’est-à-dire la conversation ?

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