La déloyauté devient la forme la plus commune de l’exercice de la liberté.

Pour comprendre cette évidence, ou au moins cette menace, il faut en revenir aux éléments fondamentaux de nos sociétés modernes, démocratiques ou non, où domine l’économie de marché : elles sont toutes fondées sur l’apologie de la liberté individuelle ; chaque citoyen y est poussé à se concentrer sur sa sphère individuelle, sur son bonheur personnel, et à ne pas se préoccuper des enjeux collectifs.

Chaque membre d’une telle société est incité à ne se préoccuper que de lui-même et à se concentrer sur la façon dont il peut gagner les moyens de satisfaire ses propres besoins et ses désirs les plus individualistes, qu’il s’agisse de consommer des biens matériels, de voyager, de s’exprimer, ou de choisir librement sa forme de bonheur, en étant autorisé à le trouver où il veut, en changeant d’avis autant qu’il veut sur ce qu’il désire, et même sur ce qu’il est.

Dans ces sociétés, qui ne se limitent pas aux démocraties formelles, et qu’on retrouve aussi dans les dictatures de marché, chacun a donc le droit d’exercer sa liberté individuelle sous toutes les formes, ou presque. Il a, en particulier, dans un très grand nombre de domaines, le droit de changer d’avis, ce qui est la forme élémentaire de la liberté. Il peut ainsi changer de produit qu’il consomme, d’employeur, d’employé, de banque, de logement, de partenaire sentimental ; et, dans ces sociétés qui se veulent des démocraties, il a aussi le droit de changer d’opinion politique et de vote. Et même de changer de lieu de résidence, et de nationalité.

Cette apologie de la liberté illimitée a de la valeur : elle constitue une formidable incitation au changement, à la découverte, à la création à l’innovation, au progrès.

Pour autant, cette forme de liberté a aussi des limites : elle ne respecte ni tradition, ni patrimoine, ni acquis ; elle empêche de construire quoi que ce soit de durable.

Aussi, la société la freine-t-elle en dressant devant elle deux obstacles :  un obstacle juridique, (le contrat) et un obstacle moral, (la loyauté). Le contrat est un frein à l’exercice de la liberté puisqu’il fixe les conditions et la durée d’un accord entre deux personnes ou deux entités. La loyauté en est le pendant éthique, qui interdit, moralement, de trahir celui avec qui on vient de s’engager, par une promesse ou un serment.

Aujourd’hui, sous la pression tyrannique de la demande de liberté, ces deux obstacles commencent à s’affaiblir : la durée des contrats est de plus en plus brève, qu’il s’agisse des contrats de travail ou de logements ; et même de contrat sentimental. Et la loyauté est de plus en plus ressentie comme un obstacle à l’exercice du libre arbitre.

Aussi, au total, de plus en plus de gens se conduisent, dans les entreprises, comme des mercenaires déloyaux, prêts à changer d’emploi dès que les conditions dans une autre entreprise apparaissent meilleures. De même, ils sont prêts à rompre un lien affectif dès que les conditions d’un autre partenariat sentimental ou sexuel leur semblent plus attractives.

Plus encore, au-delà de la loyauté à l’égard de ses partenaires les plus directs, disparaît la loyauté à l’égard de ses concitoyens, comme on le voit avec le manque de respect pour le paiement de l’impôt, ou pour la propreté des  bâtiments publics ; et pire encore, s’efface la loyauté la plus importante, en même temps que la plus abstraite : la loyauté à l’égard des générations futures, dont on ne finance pas les retraites, dont on détruit l’environnement, et à qui on s’apprête à laisser des dettes abyssales.

Aucune organisation ne peut fonctionner sans un minimum de loyauté entre ses membres : imaginer une société, une entreprise, une famille, composée de mercenaire déloyaux capables de tout quitter pour gagner un peu plus, pour obtenir un meilleur statut, ou une meilleure situation sexuelle ou sentimentale.   Imaginer plus encore ce qui pourrait se passer, ce qui se passera, quand les intelligences artificielles ne seront plus loyales à leurs créateurs. Aucune famille, aucune entreprise, aucune nation, aucune civilisation ne pourra survivre. C’est même la plus grande leçon de l’Histoire : pas de vie sans loyauté.

Il est urgent de revenir, par le droit et la morale, à ce principe si ancien de la chevalerie qui avait, sans aucun doute, sa raison d’être.

j@attali.com

Image : Les chevaliers de la table ronde. Apparition du Graal, enluminure du xve siècle.