Dans bien des domaines, depuis quelques années, c’est l’Espagne qui ouvre la voie. En particulier, bien souvent, les avancées dans les domaines des mœurs viennent de Madrid. Ce fut le cas encore récemment dans la lutte contre le harcèlement et les violences sexuelles, et à propos de l’euthanasie et du suicide assisté. L’Espagne est aussi en avance sur une autre évolution, qui porte sur la possibilité de changer de genre sans pour autant changer de sexe, ni de sexualité. Autrement dit, la possibilité de choisir son genre, sans pour autant chercher à en obtenir les caractéristiques physiques, ni même sans nécessairement adopter la sexualité associée usuellement à ce genre : se dire d’un genre féminin, sans changer de sexe, et en aimant les femmes ; ou se dire d’un genre masculin, sans changer de sexe et en aimant les hommes.
Si la possibilité d’un changement de genre, qui signifie la volonté de vivre dans un genre différent de son sexe (ou dans un genre neutre) est ouverte depuis peu de temps dans quelques pays, tels le Canada et la France, elle suppose en général d’apporter la preuve d’un établissement durable dans la vie de ce genre. Cet « établissement durable » s’établit par le changement stable du prénom d’usage, de la façon de s’habiller et de se présenter dans la vie professionnelle et sociale.
Prenant acte de la difficulté de définir le genre d’un prénom, ou celui de la façon de s’habiller, ou le genre d’un comportement social, et l’absence de lien entre le genre et le sexe, et entre le genre et la sexualité, la loi espagnole est beaucoup plus souple. Il suffit de se déclarer d’un sexe ou d’un autre. Librement à partir de 18 ans. Avec l’accord des tuteurs légaux à partir de 14 ans. Et même, dans certaines circonstances, avant. Depuis que ces lois sont apparues, le nombre de ces changements personnels semble considérable, même si les statistiques sont floues.
Cependant, peu de choses sont dites, dans ces lois, sur le caractère plus ou moins irréversible de ce changement : Doit-on avertir celui ou celle faisant cette démarche qu’il ne pourra la faire qu’une fois ? Ou peut-on admettre qu’il pourra changer d’avis et la refaire quand il veut, autant qu’il le veut ? De fait, avec le temps, on verra que c’est bien cela qui s’installera : rien ne pourra empêcher chacun de choisir son genre à chaque moment. Et on verra même un jour s’installer la possibilité de choisir de renoncer à en choisir un.
Et on ira encore plus loin : en ayant la possibilité de changer de genre à son gré, on en viendra à penser que l’affirmation d’un genre n’a aucune importance, et qu’il suffit de vivre comme on l’entend à tout instant. Comme très souvent, la mode vestimentaire, en avance sur son temps, le dit déjà avec clarté. Cela s’inscrit dans la lente évolution dont j’ai déjà parlé à plusieurs reprises : l’avenir du genre humain ne sera plus de se distinguer par genre ou par sexe, mais par des caractéristiques totalement personnelles et fluides.
On ne distinguera plus l’humanité en deux genres. Ni même en deux sexes. Cela ne changera rien au fonctionnement de la société. Sinon que cela rendra plus facile la vie de bien des gens, supprimera des sources de névroses de toutes natures. Et rendra plus difficile l’affirmation de la supériorité d’un sexe, et d’un genre, sur l’autre. Je ne prends pas partie ici pour ce changement, je le constate.
A voir le harcèlement que subissent les jeunes aujourd’hui, lorsqu’ils se sentent mal dans le genre et/ou le sexe qui leur est assigné, à observer ce qui reste considéré comme la norme par l’immense majorité de l’humanité et à prendre acte de la façon dont la domination masculine se traduit par la crispation sur les frontières de genre, de sexe, et de sexualité, criminalisant tout franchissement de ces frontières, désignant ces changements de genre comme des signes de la décadence de la civilisation occidentale, on pourrait penser qu’on est très loin de la fin des genres.
Et pourtant, on en retrouve depuis longtemps bien des formes dans des sociétés très différentes sur tous les continents. La seule question est de savoir combien de martyrs il faudra pour qu’on en vienne à laisser chacun vivre, avec bienveillance, et même avec indifférence, cette forme de liberté privée.

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