Chaque fois qu’un événement considérable et énigmatique  se produit, les hommes cherchent non seulement un responsable, mais, lorsqu’ils en sont les victimes,   un coupable. Et ils ne se contentent pas en général d’un mobile, il leur faut un complot.

L’idée en est toujours séduisante : un complot donne à penser que l’inexplicable trouve sa source dans  une action secrète,   lâche, masquée, globale, cohérente, organisée longtemps à l’avance par un  petit groupe, tirant les fils dans l’ombre,  dont il  suffirait de se débarrasser  pour régler le problème.

Aujourd’hui, la théorie du complot fait florès pour expliquer la crise économique et financière. Ou plutôt la théorie des complots. Car en fait, mille et un comploteurs sont dénoncés :  on  entend  dire de manière également   péremptoire que la crise a été, depuis longtemps , voulue,  pensée, organisée  et conduite de main de maitre   par l’ensemble des banques américaines, pour transférer leurs pertes sur les contribuables ; par Goldman Sachs pour écarter ses concurrents ;   par les compagnies pétrolières , pour qu’une récession interrompe les investissements et pousse à la hausse le prix du brut; par les détenteurs d’or, pour le faire monter ; par les détenteurs d’argent, pour remplacer l’or ;  par les Démocrates américains , pour en finir avec les Républicains ; par  les Républicains pour laisser le sale boulot aux Démocrates ; par la Chine pour  supplanter les Etats-Unis,  en faisant baisser les taux d’intérêt, incitant les Américains à s’endetter; par les Etats-Unis, pour ruiner la Chine, qui a placé l’essentiel de ses réserves en dollars ; par la Banque Centrale européenne, pour mettre à genoux le dollar ; par les islamistes,    pour détruire le capitalisme financier après avoir détruit les Twins Towers. Chaque  tenant d’une théorie prétend détenir  des preuves parfaitement documentées, solidement établies, issues de sources les plus sures,  de la véracité de sa thèse.

Bien sur,  certains des groupes dénoncés dans cette longue liste ont  profité,   profitent ou profiteront de la crise, d’une façon ou d’une autre, parce que  plusieurs ont   trouvé une façon d’en tirer le meilleur. Mais aucun d’entre eux  n’en  est  le responsable ; ils ont réussi à en etre  les bénéficiaires, ce qui n’est pas du tout la même chose.     Tout autre,  placé dans la même situation qu’eux, chercherait aussi à en tirer profit, ne serait ce que pour survivre.   Et il est important de   contraindre ces puissances  à ne pas l’aggraver en en faisant leur miel.

D’autres encore  désignent des comploteurs  d’autant plus masqués qu’ils sont, eux,  totalement imaginaires : les juifs, les francs-maçons, les Illuminatis.

De fait, s’il y  a un complot, c’est bien celui ci: tout pouvoir, tout groupe de pression, même moribond, surtout moribond,  a besoin,  pour durer,  de donner un sens à ce qu’il ne sait  pas expliquer, et pour cela de dénoncer un complot et de   designer un bouc émissaire. Et  comme tous les pouvoirs,  sont, dans la globalisation, chacun à sa manière, moribonds,  il y aura avalanche de boucs émissaires,  et les bourreaux s’entretueront.

Là est l’essentiel : aucun pouvoir, aucun contre-pouvoir, n’a plus la moindre influence  sérieuse sur le cours des événements,  parce que l’humanité s’est laissée déborder par les systèmes qu’elle a créés, à commencer par le marché.  Et les théories du complot sont avant tout  la manifestation de l’impuissance de l’humanité face à son destin.

Il faudrait donc  avoir le courage, aujourd’hui,  de  s’attaquer aux règles du jeu, et non aux joueurs, si l’on  veut éviter que la partie  tourne  au carnage.