N’y a-t-il pas quelque chose de pathétiquement dérisoire à voir ces dizaines de milliers de Californiens s’entassant dans leurs énormes véhicules consommant d’immenses quantités de pétrole, quittant leurs vastes propriétés de Los Angeles, entourées de jardins arrosés à grands frais, ou leurs charmantes maisons en bois de San Francisco, pour fuir devant des incendies provoqués par les changements climatiques dont ils sont largement responsables.

Ce n’est pas la première fois que cela se produit : depuis plusieurs années de tels incendies éclatent en automne. Et beaucoup pensent que cela devient une routine. On parle même de « la saison des incendies ». Mais est-ce vraiment une routine, quand 17 incendies ont lieu simultanément, quand 50.000 hectares de forêts partent en fumée, quand, dans la seule région de San Francisco, plus d’un million de personnes sont privées d’électricité et 200.000 ont dû abandonner leur domicile ? Est-ce vraiment sans importance quand, pour une majorité de Californiens, l’air devient irrespirable, et l’eau potable se fait rare ?

Est-ce vraiment anecdotique, quand tout cela a lieu dans l’Etat américain le plus avancé, où se trouvent les sièges sociaux et les laboratoires de quelques-unes des entreprises les plus importantes du monde, (dans les médias, les logiciels, la biotechnologie), les starts up les plus prometteuses, et quelques-unes des plus prestigieuses universités mondiales ?

Où tant d’esprits brillants, venus du monde entier, y compris de France, gagnent des fortunes à développer des technologies souvent anecdotiques, qu’ils dépensent dans des maisons somptueuses, des parcs verdoyants, des voitures en grand nombre, des avions et des bateaux ? Dans des lieux totalement isolés, au milieu de la misère humaine et de celle de la nature.

Mais aussi dans un Etat où on retrouve, à leur paroxysme, les principaux problèmes du monde : voirie désastreuse, infrastructures électriques en très mauvais état ; réseaux d’eau potable défectueux, services publics à l’abandon, gaspillages alimentaires, nombre record de sans abri et de travailleurs pauvres, souvent sans papier.

Tout cela s’explique aisément : on gagne bien mieux sa vie en Californie à développer le dernier jeu vidéo à la mode qu’à concevoir des logiciels capables de réduire la consommation d’énergie, d’économiser l’eau ou d’améliorer l’éducation et la santé. Et plus encore qu’à bâtir des ponts, des routes, des usines de gestion des déchets, des barrages ou des centrales électriques.

Quand la Californie deviendra vraiment invivable, ces firmes devront déménager, dans l’Oregon, dans l’Etat de Washington, ou du Massachusetts. Cela ne se fera pas simplement. Cela entraînera durablement un immense chaos, qui participera au déclin de la superpuissance américaine.

Toute proportion gardée, cela ressemble furieusement à ce qui s’est passé il y vingt siècles, à Pompéi : en l’an 62 de notre ère les signes avant-coureurs de la catastrophe sont apparus, sous forme de tremblements de terre ; à partir de 70, les riches quittèrent la ville, qui déclina, avant d’être détruite en 79 par l’éruption du Vésuve. Sans jamais être reconstruite. Premier signal du lent déclin de l’Empire romain.

Les Américains ont encore tous les moyens de réagir. Placés dans des situations tout aussi difficiles, ils l’ont fait à plusieurs reprises de leur histoire. S’ils s’y lancent de nouveau, les infrastructures redeviendront le grand secteur de l’économie. On économisera l’énergie, l’eau et la terre. L’Amérique peut ainsi renaître, une fois de plus, comme la première puissance mondiale.

L’Europe, elle aussi, aurait tout à gagner à s’engager dans cette voie., Et non pas, comme tant de gens le croit, à se rêver comme une nouvelle Californie.

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