Chacun sent bien que nous refusons de regarder en face bien des réalités essentielles : A titre collectif, nous nions la réalité du réchauffement climatique, de l’effondrement de la biodiversité, de la menace d’un conflit nucléaire, du manque d’eau, d’une pollution mortelle de l’air, d’une inflation galopante ou de nouvelles pandémies. A titre personnel, nous refusons de reconnaitre que fumer, manger du sucre, supporter la proximité de certaines personnes, dans son travail ou sa vie privée, est mortel ; nous refusons d’assumer que nous savons qu’un proche va nous trahir, que nous sommes inévitablement seul, que nous sommes inéluctablement condamnés à mort. Nous nous refusons de prendre la décision qui pourtant s’imposerait,  de changer de métier, de changer de vie. Les exemples en sont innombrables : du chef d’un parti politique qui refuse d’assumer sa défaite à une élection et s’invente un avenir glorieux au chef d’entreprise qui refuse de s’avouer que son entreprise court à la faillite, en passant par le salarié, qui refuse d’admettre qu’il mène une vie d’aliéné à laquelle seuls un grand courage et des moyens matériels lui permettraient d’échapper.

Pourquoi le fait-on ? Par peur d’assumer les  conséquences immédiates de ce qu’il faudrait faire pour   résoudre ces problèmes. Et plus simplement encore : par peur d’assumer que l’Histoire est tragique, que chacun de nous va mourir un jour.

On vit en fait comme si la planète, l’humanité, et chacun de nous étaient immortels. On contemple sa bibliothèque, ou sa discothèque réelle ou virtuelle, en pensant qu’on aura toujours le temps de lire tous les livres ou d’écouter toutes les œuvres qui s’y trouvent. On vit, individuellement ou collectivement, comme si quelque chose ou quelqu’un, au dernier moment, nous sauvera du néant. On vit dans l’attente d’un Messie, qui viendrait  nous accorder la vie éternelle ou la Résurrection. On vit d’espoir parce que la finitude est intolérable. Parce qu’on ne veut pas, ne sait plus penser à une immortalité transgénérationnelle. Ou à une spiritualité salvatrice. Tel est le principal déni de réalité, dont découle tous les autres. Il existe depuis toujours.

C’est le thème par exemple, du Don Quichotte de Cervantes. Il est aggravé aujourd’hui par la distance croissante que la virtualité creuse entre le réel et nous : qui peut croire à la matérialité de la guerre quand il la voit à la télévision entre deux séries de fiction ? Qui peut se convaincre du réchauffement climatique quand il se réduit à des débats contradictoires entre experts autoproclamés ?

De ce déni de réalité découlent des comportements très variés la scotomisation, qui revient à nier des faits qu’on a vécu parce qu’intolérables ; le refoulement qui consiste à tout faire pour ne pas s’avouer des désirs ; la mythomanie, qui conduit à  inventer une autre réalité ; le complotisme, qui va jusqu’à désigner  un responsable commode des problèmes dont on refuse de porter la responsabilité ; la procrastination, qui pousse à reporter à plus tard ce qu’on pourrait faire tout de suite.

Dans tous les cas, le déni de réalité revient donc à construire une réalité alternative et conduit à une décision alternative. On retrouve tout cela dans le personnage génial du Oblomov de Gontcharov, ou dans le dilettantisme des héros de Marcel Proust et dans tant d’autres caractères de la littérature mondiale.

Aujourd’hui, ce déni de réalité individuel et planétaire est aggravé par la domination croissante du monde, par la virtualité, des médias aux réseaux sociaux, qui nous font dériver dans un ensemble de metaverses, dans lequel il est de plus en plus difficile de distinguer le vrai de l’imaginaire. De plus, dans un monde dominé par l’argent, pour rendre supportable ce déni de réalité, pour se donner le temps de ne pas décider, on s’endette. Financièrement. Moralement.  Virtuellement.

Cela finira mal : plus on retarde une décision, plus elle est difficile à prendre.  Plus la dette augmente et plus son cout est ravageur.

La meilleure façon de combattre le déni de réalité, c’est de réaliser que nos dettes seront, quoiqu’ils arrivent, réglées, sinon par nous, au moins par les générations futures. Et s’en tenir à un comportement simple : ne pas se mentir à soi-même Se regarder lucidement ; comprendre que l’inaction est un acte comme un autre ; que les civilisations meurent de ne pas affronter leurs vérités. Et agir pour que ses actes pèsent le moins possible sur les générations futures, qui constituent notre seule espérance possible d’immortalité.

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