Aucun pouvoir n’est légitime s’il ne peut assurer à chacun de ses citoyens une alimentation saine et financièrement accessible. Et bien des gouvernements, partout dans le monde, ont dû ou doivent faire face à une crise alimentaire. Parfois, cela va plus loin, quand cette crise, apparemment spécifique, est révélatrice d’enjeux beaucoup plus vastes. On fait alors face, sans jeu de mots excessifs, à une crise de régime.

C’est bien le cas aujourd’hui.

Apparemment, c’est une crise purement conjoncturelle, parce que le prix de l’énergie payé par les paysans doit être mis au niveau de ce que payent les autres, et parce que le prix du blé en Europe a baissé de moitié en deux ans. En réalité, c’est une crise beaucoup plus profonde pour d’innombrables raisons : un monde paysan qui vieillit ; des compétences nécessaires de plus en plus variées (administratives, écologiques, chimiques, mécaniques) et éloignées du métier lui-même ; une pression croissante des acteurs de la transformation et de la distribution sur les paysans, faisant peser sur eux le poids de la concurrence qu’ils subissent eux-mêmes. Ainsi, tout est en place, aujourd’hui, pour que le monde paysan souffre particulièrement : le taux de suicide y est en France supérieur de 40% à celui de la moyenne nationale. Et c’est bien pire encore dans certains pays, dont l’Inde.

À cela s’ajoutent quatre dimensions majeures, trop souvent inaperçues, et qu’il faut traiter si on veut résoudre durablement le problème :

D’abord, la part du budget des ménages consacrée à l’alimentation baisse d’année en année, dans tous les pays, à quelques rares exceptions près. Alors que la part consacrée au logement, au transport, à la santé et surtout à la distraction et à la culture augmente considérablement : l’argent qui est investi dans l’achat de jeux vidéo (ou, pour certains, d’autres drogues) ne peut être consacré à l’achat de légumes frais…

Ensuite, on mange de moins en moins directement de produits agricoles : parce qu’on se nourrit de plus en plus hors de chez soi (dans certains pays, on vient de passer la barre des 50% de l’alimentation consommée et fabriquée hors de la maison), et donc de plus en plus de produits transformés, grands utilisateurs de poisons nommés « sucres artificiels », dans lesquels les produits agricoles jouent un rôle moindre, et qui, par ailleurs, provoquent largement l’obésité, mal du siècle, dans les pays riches comme dans les pays pauvres.

Ensuite encore, parce que, malgré les améliorations dans les techniques de production, la production d’aliments nécessite une quantité considérable d’énergie, que ce soit pour l’usage des machines agricoles, la fabrication des pesticides, l’irrigation, la transformation alimentaire, la réfrigération, la cuisson, l’emballage des aliments, le transport des denrées alimentaires sur de longues distances, que ce soit par camion, par bateau ou par avion. Ainsi, malgré la diminution de la part du budget consacrée à l’alimentation, l’énergie utilisée pour produire et distribuer les aliments reste élevée.

Enfin, parce que 40% des produits agricoles que nous fabriquons ne sont pas consommés, faute de moyens de stockage et de mise en valeur locale, et par impéritie, à tous les niveaux. Les prix tiennent compte de ces gaspillages, dont le coût est partagé entre le paysan et le consommateur final.

Au total, les producteurs des moyens de se nourrir ne peuvent plus vivre, alors que leurs clients naturels n’ont plus les moyens de se payer leurs productions et doivent se nourrir de produits qui les empoisonnent. C’est bien d’une crise de régime qu’il s’agit.

Au-delà des mesures d’urgence, qu’il convient de prendre, rien de durable ne pourra être obtenu sans une modification radicale du mode de vie, dans tous les pays, et en particulier en France. Il nous faut consacrer une part beaucoup plus importante de notre budget personnel et du budget national à l’alimentation et surtout à l’agriculture ; consommer plus de produits naturels, de saison, du voisinage, cultivés sans pesticides ; de moins en moins, sinon pas du tout, de produits transformés, en particulier ceux utilisant des sucres artificiels ; et lutter sans cesse contre le gaspillage. Cela voudrait dire une profonde modification de notre régime alimentaire, et de l’usage de notre temps.

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