En ces temps troublés, alors que des nuages innombrables s’amoncellent sur nos têtes, annonçant des orages destructeurs, il est urgent de faire l’éloge des mathématiques, cette science difficile, la plus abstraite de toutes, la plus éloignée des réalités du monde.

Cette science est à la fois particulièrement admirée et de plus en plus délaissée. En France en particulier : prisée, puisque notre pays bénéficie de très nombreux médaillés Field, l’équivalent du Nobel pour cette discipline ; déconsidérée, parce qu’on l’enseigne de moins en moins dans les classes de terminale, tarissant les filières de formation des mathématiciens de l’avenir, mais aussi celles des physiciens, des chimistes, des biologistes, des informaticiens, des ingénieurs, qui ne peuvent se passer de cette langue de base de toutes leurs disciplines. Deux exemples, parmi d’autres, de ce discrédit français : la réduction des heures d’enseignement des mathématiques au lycée ; et, alors qu’on fête le 400ème anniversaire de la naissance de Blaise Pascal, peu de gens notent à cette occasion qu’il fut l’inventeur de la première machine à calculer et du calcul des probabilités, qu’il approcha au plus près du calcul infinitésimal et du calcul intégral, qu’il fit avancer d’une façon décisive l’hydrodynamique et l’hydrostatique, et que la géométrie lui doit des progrès majeurs, en particulier à partir de ses travaux sur les conchoïdes de cercle.

Pour l’avoir beaucoup pratiquée dès ma prime jeunesse, et pour continuer à me tenir au courant, autant que possible, de ses avancées, je peux témoigner que j’y ai puisé quelques-unes de mes plus belles joies intellectuelles. L’univers infini qu’ouvre chacune de ses diverses dimensions (arithmétique, géométrie, algèbre, analyse, probabilités)  reliant des formes et des objets, pour des usages d’abord très prosaïques (compter, mesurer, évaluer), puis beaucoup plus abstraits, s’éloignant de tout usage utilitaire (telles la théorie des distributions, les théories vectorielles, la  théorie du chaos, la théorie spectrale, la topologie algébrique et tant d’autres) pour se retrouver, très souvent, être  le seul langage capable d’expliquer les propriétés les plus étranges, les moins intuitives, (les plus poétiques aussi) de la nature, et plus généralement  du cosmos.

Comme si l’univers, et toutes ses créatures, avait été conçu par des mathématiciens.  Et comme si, (plus étrange encore), le cerveau humain, était conçu pour concevoir ces théories, en déduire des lois cachées du reste de l’univers.

C’est bien plus qu’une science : c’est une langue, un univers, dans lequel, une fois entré, on est pris par le vertige devant l’ampleur de ce qu’on y découvre. C’est aussi le mode d’accès à l’analyse des problèmes de notre monde et des solutions à y apporter. L’humanité s’en est servi pour construire des merveilles architecturales, scientifiques, industrielles, numériques, biologiques, mais aussi des monstruosités guerrières. Car, comme tout ce que découvre l’homme, rien n’est bon ni mauvais ; tout dépend de l’usage qu’il en fait. Et c’est par les mathématiques et les sciences qui en découlent, qu’on trouvera l’essentiel des solutions aux problèmes de l’avenir ; en particulier, l’Intelligence Artificielle, qui en est un nouvel avatar, ne remplacera jamais l’immensité de l’univers qu’ouvre cette science multiforme.

Enfin, c’est par les mathématiques qu’on apprend à raisonner avec rigueur, à faire des hypothèses, à en tirer des conclusions, à se servir de conclusions antérieures pour aller plus loin, à distinguer ce qui est nécessaire de ce qui est suffisant, à admettre que le vrai peut etre différent de l’évident ou de l’intuitif.

Nul ne pourra vivre libre dans le monde de demain sans maîtriser les mathématiques, pour vérifier qu’on en fait le meilleur usage.

Certes, ce n’est pas un univers facile d’accès. Il faut faire un peu d’effort. Beaucoup parfois. Mais personne n’en est exclu. Il n’y a pas de « bosse des maths ». Il n’y a que du travail, pour apprendre à ouvrir cette porte, et s’émerveiller de tout ce qui se cache derrière elle. Il existe aussi de merveilleux pédagogues, des méthodes de mieux en mieux rodées, par le texte, l’image et même le jeu vidéo.

Alors, quand on parle de sobriété, il faut se souvenir que rien ne serait plus stupide qu’une sobriété de toutes les activités de l’esprit. Cesser de gaspiller de l’énergie fossile, oui. Cesser de consommer des sucres artificiels, d’acheter des vêtements de la fast fashion, bien sûr.

Mais ne jamais être sobre dans l’acquisition des connaissances, dans la pratique de l’art, dans la conversation, dans le débat. Ne jamais cesser d’apprendre et d’abord d’apprendre des mathématiques.

j@attali.com