En lisant les livres majeurs de mon maître Fernand Braudel, j’ai constaté l’existence, en histoire de la géopolitique, d’une loi d’une implacable validité prédictive et qui peut être très utile à chacun de nous en bien des domaines :

A la fin du quinzième siècle, quand Bruges domine l’économie marchande, elle est attaquée sur toutes les mers par les puissances espagnoles et portugaises qui s’épuisent dans ces combats, laissant le pouvoir en Europe à Venise. A la fin du seizième siècle, Venise doit affronter la concurrence économique, politique et militaire de l’Empire Ottoman, qui veut lui arracher le contrôle des routes de la soie et de l’encens ; et, accessoirement, asseoir son pouvoir sur les lieux saints ; et quand la Sérénissime et la Grande Porte se sont réciproquement épuisées au combat, les Pays Bas, nouvelle puissance marchande, prend le pouvoir. Quand, tout au long du 18ème siècle, la France de Louis XIV finissant, du Régent puis de Louis XV lancent des guerres incessantes contre les Pays-Bas, c’est la Grande Bretagne qui s’impose à la direction du monde. Quand, à la fin du 19ème siècle, l’Allemagne, devenue une grande puissance après son unification sous la direction de la Prusse, tente de chasser la Grande Bretagne du gouvernement du monde, ce sont les Etats-Unis qui s’imposent et reprennent le flambeau, pour au moins un siècle. Et aujourd’hui, la Chine, qui se tient très soigneusement, autant qu’elle peut, à l’écart du conflit entre les Etats-Unis et la Russie, aurait tout pour en être un jour le grand vainqueur, si elle n’accumulait pas, par ailleurs, beaucoup d’erreurs.

C’est aussi vrai en politique intérieure : ainsi, la bataille frontale, permanente, sur tous les fronts, entre une gauche véhémente et un gouvernement sans majorité, ne sert que les intérêts de l’extrême droite, qui reste tapie, sans participer aux insultes et aux harcèlements : les deux autres lui mâchent son travail en se critiquant réciproquement ; si on continue ainsi, qui que ce soit qu’on lui oppose, le candidat d’extrême droite gagnera les prochaines élections présidentielles. De même, plus anecdotiquement, le conflit entre deux dirigeants du parti des Verts, Sandrine Rousseau, partie à l’assaut du dirigeant de son parti, Julien Bayou, pourraient se traduire par la victoire d’un troisième, dans cette guerre picrocholine.

C’est aussi vrai dans la vie personnelle, quand il y a des rapports de pouvoir. Et chacun peut en faire l’expérience : se disputer avec un collègue ne sert que les intérêts d’un troisième ; se disputer avec un parent profite à un autre.

D’une façon générale, quand un numéro un doit affronter un numéro deux, l’un et l’autre s’épuisent dans la bataille, et c’est presque toujours le numéro trois qui l’emporte. Réfléchissez, regardez ce qui se passe autour de vous, et vous trouverez des exemples qui confirmeront cette théorie.

Un monde où la Chine serait la superpuissance et où la France serait gouvernée par Marine Le Pen et ses séides n’est pas, me semble-t-il, spécialement souhaitable. Et pourtant, on fait tout pour provoquer cet avenir.

Pour l’éviter il est très important, quand on est le numéro un, de ne pas se tromper d’ennemi ; et quand on doit se défendre contre une attaque du numéro deux, il est essentiel de ne pas oublier que cette bataille ne fait que préparer le combat principal contre le numéro trois ; de même, quand on est le numéro deux, il ne faut pas heurter de front le numéro un et dérouter sa colère pour le laisser s’épuiser contre le numéro trois. Enfin, quand on est le numéro trois, il est essentiel de tout faire pour ne pas être obligé de choisir son camp entre le numéro un et le numéro deux ; quitte même à susciter leur dispute.

Très concrètement, cela voudrait dire qu’en géopolitique, il est essentiel de ne pas laisser la Chine tirer avantage de l’attaque russe sur l’Ukraine ; et, qu’en politique intérieure, la majorité actuelle, comme la gauche, ne doivent pas se tromper d’ennemis : leur opposant principal est l’extrême droite. Il toujours essentiel de bien choisir son ennemi principal et de l’affronter.

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Image : La bataille de Lépante, qui a lieu le 7 octobre 1571 dans le golfe de Patras, sur la côte occidentale de la Grèce, à proximité de Naupacte, est une bataille navale de la quatrième guerre vénéto-ottomane. Auteur inconnu.