Nous sommes seulement au début de cette crise, dans toutes ses dimensions, en particulier économiques et sociales. De très nombreux secteurs, tel le tourisme, ou le transport, ou le spectacle, ne redémarreront que dans très longtemps ; de très nombreux emplois seront détruits. A l’inverse, d’autres secteurs sont insuffisamment développés et leurs productions manquent cruellement. Il faut donc agir dès maintenant, pour donner une direction nouvelle à l’économie, et s’arrimer à nouveaux moteurs de développement.

C’est vrai partout dans le monde, et en particulier en Europe, qui produit un grand nombre de biens et de services dont on aura moins besoin pendant longtemps, et qui, à l’inverse, a perdu une part essentielle de sa souveraineté dans des secteurs dont beaucoup découvrent aujourd’hui qu’ils sont clé ; parce que Bruxelles a fait passer le mantra de la concurrence avant l’exigence de l’autonomie.

L’Union Européenne n’est pas encore à la hauteur de ces nouveaux enjeux. Et c’est normal : la santé n’est pas une politique communautaire telles qu’elles ont été définies par les Etats-membres ; et le budget de l’Union est limité à 1% du PIB. Et pourtant, avec des moyens si faibles, et bien que pris par surprise, les dirigeants actuels de l’Union, et en particulier la Commission et la Banque Centrale, font des miracles. Les gouvernements nationaux font aussi beaucoup, d’une façon dispersée.

Aussi, les plus fédéralistes ont-ils ressorti, à juste titre, une vieille idée, les eurobonds, qui permettraient à l’Union européenne de soutenir les pays-membres ayant du mal à obtenir des financements à bas taux.

Cette proposition a entraîné, une nouvelle fois, une profonde division entre les pays du Sud, (parmi lesquels la France s’est, cette fois, à juste titre, rangée) et les autres, pas du tout décidés à financer les membres moins prospères. Parmi les plus véhéments, les Allemands et les Hollandais ; soit pour ne pas fournir des arguments à leur opposition populiste ; soit parce que des partis populistes sont déjà membres de la coalition au pouvoir.

Ce débat est en fait dépassé. Et il faut penser tout autrement les enjeux qui sont devant nous.

D’abord, parce que la Banque Centrale Européenne a maintenant les moyens, et l’intention, de se porter garant de la réduction de l’écart des taux d’émission des emprunts d’Etat des pays membres ; ensuite parce que les gouvernements sont très actifs pour soutenir leurs propres entreprises ; et enfin parce que la BEI et d’autres instruments européens, dont le ESB, vont entrer dans la danse.

C’est donc l’occasion de changer de paradigme et de penser à une toute autre solution, qui ne serait pas simplement financière mais aussi politique, au sens le plus noble. Une solution qui permettrait à la fois de renforcer la solidarité entre tous les pays membres, de faire redémarrer l’économie, et de régler les problèmes de souveraineté.

Pour y parvenir, l’Union devrait se doter de moyens pour regagner son autonomie dans les secteurs clés du monde de demain, ceux que je nomme les « industries de la vie » : la santé, l’alimentation, l’hygiène, l’eau, le logement, le digital, l’énergie, l’éducation, la recherche, la distribution, la protection de l’environnement, la sécurité, l’information, et quelques autres. On ne peut pas continuer à dépendre de fournisseurs non européens dans ces secteurs essentiels ; et il faudra accepter de payer plus cher ces produits et ses services, comme prix de notre autonomie. Cela créera des emplois, pour compenser ceux perdus par ailleurs, et de nouvelles sources d’investissements rentables.

Pour amorcer cette politique, qui ne peut être que commune, une solution serait que l’Union Européenne émette un emprunt massif, (d’un montant initial de 200 milliards d’euros, par exemple). Non pas un « coronabond », qui visait à financer l’ensemble de l’économie ; mais un « lifebond », (un « eurobond de la vie », qu’on pourrait aussi nommer « sovereign bond »), qui ne financerait que les industries de la vie (et la reconversion, vers ces secteurs, d’industries moins essentielles), en vue d’assurer l’autonomie de l’Union.

Ces ressources seraient gérées sur le modèle de ce qui est en train de se préparer, à petite vitesse, pour l’Europe de la Défense. Une institution ad hoc déciderait des règles de répartition de ces financements entre les différents pays et entreprises, sur la base d’appel d’offres, aussi massifs et rapides que possible. Même les pays les plus réticents à la solidarité européenne y trouveraient un intérêt égoïste.

Il est urgent de passer aux actes ; de sortir de la sidération et de l’urgence ; de montrer que, au bout du tunnel, il y a de la lumière. Et d’avancer.

j@attali.com