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Si on veut comprendre une situation géopolitique, et prévoir son évolution, il faut d’abord  faire l’hypothèse que tous les acteurs ont de bonnes raisons d’agir comme ils le font. En particulier, pour appréhender la gravité de la situation ukrainienne, il faut comprendre pourquoi chacun agit comme il le fait, et en déduire quelles actions à venir seront les plus conformes aux intérêts de chacun des acteurs de cette confrontation.

Les Russes, d’abord, ne peuvent se permettre de laisser l’Ukraine, berceau de la nation russe, devenir une démocratie hostile et membre de toutes les alliances occidentales ; alors qu’on leur a refusé à eux, les Russes, depuis trente ans, toutes perspectives d’être admis un jour, même très lointain, dans le club européen ; et alors qu’un président américain, George Bush Sr, s’était solennellement engagé, au moment de l’effondrement de l’Union  soviétique, à ce que jamais l’Ukraine n’entre dans une alliance hostile à la Russie.

Les Ukrainiens ensuite, ont, eux aussi, raison de penser que personne ne peut décider à leur place de leur sort ; et que, s’ils veulent adhérer à l’Union Européenne et à l’OTAN, cela ne doit dépendre  que d’eux et de leurs éventuels partenaires. Ils ont d’ailleurs inscrit cet objectif dans leur Constitution.

Cette contradiction d’objectifs, entre deux voisins surarmés, peut entraîner des conséquences dramatiques, dans les semaines ou les mois à venir.

Les Russes réclament aujourd’hui des Américains et de leurs alliés qu’ils réaffirment leur engagement ancien de ne jamais admettre l’Ukraine dans l’OTAN, et  qu’ils s’engagent, en plus, à ne pas installer d’armements nucléaires stratégiques dans les autres pays européens frontaliers de la Russie. Ce que les Américains, et leurs alliés européens, refusent évidemment absolument de promettre.

Les Russes peuvent alors penser que c’est aujourd’hui le meilleur moment possible pour prendre militairement ce qu’on refuse de leur accorder diplomatiquement. Et, pour montrer leur détermination, ils ont rassemblé plus de 100.000 soldats très aguerris et des forces technologiques de très haut niveau sur les frontières de l’Ukraine, à un moment où le gel des terres (qui ne durera pas encore très longtemps) permet à leurs blindés, en une attaque éclair, d’atteindre Kiev en moins d’une semaine et d’y installer par la force un gouvernement prorusse, qui serait dirigé par un des anciens présidents ukrainiens ou par un autre notable du pays .

Le moment serait d’autant mieux choisi pour eux que les Européens et les Américains n’ont pas beaucoup de moyens de s’y opposer :

Les Européens, soucieux de ne pas perdre l’accès au gaz russe, sont très divisés à propos  d’éventuels représailles ; le nouveau chancelier allemand n’a encore aucune crédibilité à Moscou et la France est, pour cinq mois encore, en campagne électorale.

Les Américains sont, eux aussi, très faibles, empêtrés qu’ils sont dans d’immense problèmes intérieurs, avec une opinion publique qui ne semble pas prête à risquer la vie du moindre soldat américain pour protéger le territoire ukrainien ; ils ont même fait savoir (nouvelle considérable, passée relativement inaperçue, démentie par certains et confirmée par d’autres) que, en cas d’invasion de l’Ukraine par la Russie, ils ne mettront pas en œuvre leur principale menace, la coupure aux banques russes de l’accès au  système Swift, ce qui mettrait l’économie russe au ban du système  financier  mondial ; parce que cette coupure aurait deux  conséquences inacceptables pour l’Occident : la rupture de l’approvisionnement de l’Europe en gaz russe, et l’incitation à la Russie d’organiser au plus vite la commercialisation de son énergie en renminbi, en renforçant son alliance avec la Chine, et en faisant plonger le dollar, qui ne serait plus la seule monnaie de référence mondiale des échanges des matières premières fossiles.

Les Russes peuvent être d’autant plus tentés par cette alliance chinoise qu’aucune autre ne leur est ouverte ; et que la Chine elle-même étant affaiblie par sa très mauvaise gestion de l’épidémie du Covid, l’inefficacité de ses vaccins et la dictature d’un parti unique, qui affaiblit ses entreprises les plus dynamiques, ne peut prétendre au rôle dominant dans une telle alliance.

Une guerre en Ukraine est donc tout sauf improbable. Certes, ce n’est pas parce que la Russie  a toutes les raisons d’entrer en Ukraine dans les semaines à venir qu’elle va le faire : la géopolitique ne se réduit pas à la raison. Mais les  conséquences militaires, économiques et géopolitiques  d’un tel conflit seraient cependant si considérables, en particulier pour l’Europe, qu’il est urgent de s’y préparer.

j@attali.com