Plusieurs évènements, apparemment sans rapport, nous rappellent aujourd’hui que, derrière la guerre des armes, et celle de l’économie, se joue une autre guerre, peut-être plus importante, celle du droit. Une guerre mortelle, dont nous pouvons être les premières victimes.

D’abord, en Europe, on voit bien que le droit national est de plus en plus balayé par la mondialisation, qui permet de faire ailleurs ce qu’on refuse de voir fait chez soi. Cela se manifeste en particulier dans la fiscalité, qu’il est très difficile de maintenir spécifique, au moins pour les parties nomades de nos sociétés (dont le capital et les talents), qui se déplacent sans cesse vers les lieux où la fiscalité est la plus basse ; au détriment des sédentaires, qui, eux, ne peuvent échapper à l’impôt.

Cela se voit plus encore en France : cette semaine, dans 3 affaires (d’euthanasie, de PMA et de foulard islamique), la Cour Européenne des droits de l’homme (un tribunal européen dont tout le monde avait oublié l’existence, parce qu’il dépend du Conseil de l’Europe et non de l’Union Européenne), prend le pouvoir sur notre droit.

Ce tribunal, qui juge du respect par les pays signataires de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales entrée en vigueur en 1953, a été récemment saisi de plusieurs affaires concernant la France.

Dans les dossiers Monnesson c. France et Labassee c. France, la Cour a conclu à la violation du droit des enfants au respect de leur vie privée du fait de l’interdiction totale en droit français de l’établissement du lien de filiation entre un père et ses enfants biologiques nés d’une gestation pour autrui. Autrement dit, la Cour impose à la France de reconnaître tous les droits des enfants nés par PMA et GPA à l’étranger, même si les parents sont homosexuels.

Dans l’affaire Vincent Lambert, la Cour a imposé au gouvernement français de suspendre provisoirement l’exécution de l’arrêt du Conseil d’Etat autorisant l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation de cet homme en coma irréversible, en attendant qu’elle se prononce sur la recevabilité et le bienfondé de l’affaire, sans préjuger en rien de l’issue de la procédure.

Enfin, dans l’affaire de la crèche Baby Loup les magistrats de la cour d’appel et de la Cour de Cassation ont confirmé le licenciement de la salariée voilée en s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme, vers qui le jugement est maintenant de nouveau renvoyé.

La France n’échappera pas, de plus en plus, à cette jurisprudence beaucoup plus libérale, beaucoup plus protectrice des droits individuels, que le droit français, dont des pans entiers peuvent basculer, en particulier dans le domaine du droit de la famille et des libertés individuelles.

Cette guerre du droit ne se joue pas qu’à l’intérieur de l’Europe. La condamnation de la BNPP à une énorme amende montre que, quand il s’agit de l’économie, la bataille tourne de plus en plus à l’avantage du droit américain. Sous couvert d’une lutte, nécessaire, contre les pratiques les plus obscures des banques, connues sous le nom de « shadow banking » et embargo, Washington entend réduire le pouvoir des banques non américaines sur le dollar hors des Etats-Unis. Et cela, en donnant le pouvoir non à un tribunal, comme en Europe, mais à une administration : l’OFAC (Office of Foreign Assets Control), département du Ministère des Finances américain, dont il faut retenir le nom, est en passe de gouverner le droit économique de la planète. Il est officiellement en charge d’« administrer et faire appliquer les sanctions économiques et commerciales fondées sur les intérêts de politique étrangère et de sécurité nationale contre les pays étrangers, les terroristes, les trafiquants de drogue, les agents de la prolifération des armes de destruction massive, et autres menaces à la sécurité nationale, à la politique étrangère ou à l’économie des Etats-Unis. L’OFAC, qui agit avec des pouvoirs extraordinaires accordés par le président des Etats-Unis, peut imposer des contrôles et geler des actifs ». Autrement dit, l’OFAC défend sur toute la planète, par des sanctions sévères, économiquement mortelles, les intérêts des Etats-Unis, contre les gouvernements étrangers, même démocratiques et alliés, rabaissés ici au même niveau que les terroristes et criminels en tout genre.

L’Europe n’a aucun instrument du même genre. Si elle ne réagit pas, elle devra de plus en plus se plier à ce genre de diktat. La victoire du droit américain sera d’ailleurs encore plus totale si l’Accord de Partenariat Transatlantique en négociation donne, comme c’est à craindre, le dernier mot à l’arbitrage dans tout conflit économique entre les Etats-Unis et l’Europe ; comme c’était déjà prévu dans le projet d’accord multilatéral sur l’investissement (AMI) négocié secrètement entre 1995 et 1997 par les membres de l’OCDE, et heureusement abandonné. Et l’arbitrage, qui remplace de plus en plus les tribunaux comme appel ultime, obéit en général à la demande des parties, aux principes de la « common law » anglo-saxonne, dont le libéralisme est illimité, et qui ne fait jamais confiance à la loi pour régler les rapports entre les parties.

Et plus encore, si on voit s’organiser, comme c’est en train de venir, des arbitrages sans arbitre, par simple négociation des parties, dans un droit de plus en plus complexe, où l’emportera la raison du plus fort.

Et pire encore quand le non droit, l’économie illégale et le règne du fait accompli s’imposeront, même aux statisticiens, qui viennent d’intégrer l’économie illégale et criminelle dans la mesure de la richesse produite par une nation.

Tout cela n’est pas à l’avantage de l’Europe, et moins encore à celui de la France. A moins qu’elle ne mène enfin la bataille pour faire rayonner son propre droit à l’échelle de la planète. Ce n’est pas une mince affaire.