La polémique créée par l’intitulé du poste du commissaire européen en charge, entre autres, de l’immigration (« en charge de la protection du mode de vie européen ») mérite qu’on s’y arrête ; mais peut-être pas pour les raisons qu’on croit.

Certains ont protesté avec colère et indignation contre cet intitulé, qui leur semble prendre pour acquis le point de vue des extrêmes droites européennes, selon lesquelles il faudrait refuser toute immigration parce qu’elle remettrait en cause notre mode de vie.
Comme si les étrangers étaient, par nature, des ennemis de la civilisation, des barbares, dont il faudrait à tout prix se protéger en fermant nos frontières.

Pour ma part, je ne partage pas cette indignation. Tout en étant très favorable à l’accueil de ceux que la barbarie et le malheur chassent de leurs pays, comme nous y sommes tenus par le respect humain, et par les textes internationaux qui nous lient, et tout en étant, tous les jours, indigné de voir la façon dont trop de nos pays refoulent ceux qui nous demandent ainsi asile, je ne peux que penser qu’on ne pourra bien les accueillir que si nous leur fournissons les moyens de s’intégrer, pour rejoindre notre mode de vie, et non pour nous imposer celui qu’ils fuient.

En clair, on ne peut évidemment admettre que des gens venus d’ailleurs, aussi bienvenus soient-ils, vivent en Europe dans d’autres langues que celles des pays qui les accueillent, soient polygames, et veulent réduire à rien le destin des femmes, de leurs familles et du reste du monde. Cela doit être combattu. De fait, la quasi-totalité de ceux qui viennent ne demandent qu’à adopter notre mode de vie. C’est bien d’ailleurs pour cela qu’ils viennent en Europe. Un mode de vie fondé sur la liberté individuelle, et le droit, pour chacun, de réussir sa vie.

La défense de notre mode de vie, ainsi défini, est donc à la fois nécessaire et aisée. Car nul, vraiment, ne l’attaque. C’est bien ainsi, je pense, que Madame Von Der Leyen l’a compris, et je trouve qu’on lui fait là un faux procès.

Par contre, je suis surpris qu’on n’ait pas vu que, derrière cette question, s’en cache une autre, bien plus difficile : notre mode de vie européen se réduit-il à nos libertés publiques ? ou inclut-il notre façon de vivre, de consommer, de produire, de voyager ? Si c’est le cas, est-il toujours défendable, au regard des exigences de la planète ? Pouvons nous continuer, nous Européens, au nom de la protection de notre mode de vie, à détruire la nature, chez nous ou ailleurs, à produire des quantités infinies de gaz à effet de serre et des déchets en nombre illimité ? A laisser se concentrer les richesses en quelques mains ? Naturellement, nous ne sommes pas les seuls à le faire, et d’autres que nous le font, dans des pays plus riches, et dans des pays plus pauvres. Mais, qu’on le veuille ou non, nous Européens, nous sommes un modèle, envié, jalousé, imité.

Aussi, s’il faut défendre notre mode de vie, encore faut-il le définir. Il est fait, avant tout, de liberté, de démocratie, de tolérance, de laïcité, de droit au savoir, de dignité humaine, de respect des plus faibles, et en particulier des enfants et des femmes. Mais il n’est pas fait de nos gaspillages, de nos insouciances et de nos injustices.

Plus encore : si on veut vraiment défendre ce qui fait notre mode de vie, défini ainsi d’une façon stricte, il faut d’urgence modifier notre genre de vie : consommer moins de viande, produire moins de déchets, organiser le recyclage de ce que nous jetons, voyager moins et autrement, réduire toutes les injustices, donner à chacun sa chance.

Sans quoi, un jour, on en viendra à d’inévitables dictatures, qui, elles ne s’embarrasseront pas de notre mode de vie.

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