En matière de politique internationale, le ridicule ne tue pas, surtout quand il est au service des plus forts. La récente décision de partager le mandat de directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) entre les deux candidats restés en lice, (un Néo-Zélandais, candidat des Américains, et un Thaïlandais, soutenu par l’Asie), qui l’exerceront chacun pendant trois ans, pourrait faire rire. En réalité, après le précédent de la Banque centrale européenne, voilà le second responsable d’une institution internationale nommé à mi-temps. C’est-à-dire incapable de définir une stratégie à long terme ni de lancer un projet qui lui soit propre. Pour la plus grande joie de ceux qui l’ont nommé.

Car cette situation traduit l’incapacité des Etats à accepter que des hommes forts, indépendants des intérêts des nations, garants de valeurs supranationales, soient à la tête des organisations internationales.

Pour l’OMC, cette décision est particulièrement grave : ce n’est pas une institution comme les autres. C’est même la plus importante de tout le système multilatéral. D’abord parce que, nouvel avatar du GATT, chargé depuis cinq ans de la défense de la liberté du commerce, elle est la première institution internationale dotée d’un véritable pouvoir supranational d’arbitrage entre les intérêts contradictoires des nations.

Ensuite parce que c’est, en théorie au moins, une institution équilibrée, où sont représentés tous les pays du Sud ; à la différence de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), forum des riches, auquel le gouvernement de Lionel Jospin a su, à juste titre, en octobre 1998, refuser toute compétence dans la négociation de l’accord sur la liberté de l’investissement, dit l’AMI.

Enfin, parce qu’elle va être, pendant les trois prochaines années, le lieu de la plus formidable négociation économique internationale de l’après-guerre, qui aura une influence majeure sur la vie de tous les peuples de la Terre.

Sur ces trois sujets, cependant, il faut déchanter.

D’abord parce que, dans ses premières décisions d’arbitrage, l’OMC a presque toujours donné raison aux Etats-Unis, qu’il s’agisse de la guerre de la banane ou du boeuf aux hormones, laissant les Européens sans autre recours que de refuser d’appliquer ses décisions, déclenchant fureurs et représailles américaines.

Ensuite parce que les pays du Sud n’ont pas les moyens d’y faire valoir leurs droits. Les négociations et les arbitrages y sont d’une extrême complexité et exigent une expertise juridique et financière dont la plupart des 135 pays membres ne disposent pas. Au point que le PNUD vient de réclamer l’octroi d’une assistance juridique aux pays du Sud dans leurs négociations à l’OMC, revendication jamais apparue à propos d’aucun autre sujet, même pas de la dette, pour laquelle, pourtant, elle aurait pu se révéler fort justifiée.

Enfin et surtout parce que la prochaine négociation sur le commerce mondial dite Cycle du millénaire est d’ores et déjà biaisée.

La prochaine conférence ministérielle de l’OMC, qui se tiendra en novembre à Seattle, lancera en effet des négociations visant à libéraliser les échanges agricoles, les échanges de propriété intellectuelle, l’investissement, l’environnement et à déboucher avant la fin de 2002 sur un accord général sur le commerce des services, dit GATS (General Agreement on Tariffs and Services). A priori, il n’y a rien là que de très louable : garantir avant trois ans, à toutes les entreprises, un libre accès aux marchés des autres, leur donner ‘ le traitement national ‘ pour ‘ la présence commerciale ‘ et le ‘ mouvement des personnes physiques ‘.

Mais cela est loin d’être innocent : en langage commun, cela voudrait dire qu’il faudrait accorder à toute entreprise étrangère les mêmes avantages et les mêmes subventions qu’aux producteurs nationaux. Et cela pour les services commerciaux, les hôtels, les télécommunications, les banques, les travaux publics, l’édition, les services récréatifs et culturels, les transports, l’éducation et la santé. Il faut bien en mesurer les conséquences. Non seulement cela conduirait obligatoirement à la dérégulation et à la privatisation de tous ces services publics, quels que soient les choix des citoyens, mais aussi à la disparition d’un grand nombre d’instruments de souveraineté. Par exemple, il faudrait traiter également des chaînes de cliniques américaines et les hôpitaux publics français, les chaînes de télévisions américaines et françaises, les éditeurs américains et français. Finis la Sécurité sociale, le prix unique du livre, l’exception culturelle, l’égalité devant les soins et l’éducation.

Il ne s’agit pas d’une menace théorique : dans trois ans, si le Cycle du millénaire va à son terme, on verra concrètement disparaître tout ce qui fait la spécificité du modèle européen de développement. Et, pendant toutes ces négociations, c’est un ancien premier ministre travailliste néo-zélandais, Mickey Moore, candidat soutenu par les Américains, qui sera directeur général de l’OMC.

Dans trois ans, si le Cycle du millénaire va à son terme, on verra disparaître tout ce qui fait la spécificité du modèle européen de développement

Au total, le Cycle du millénaire, c’est l’AMI, en beaucoup plus grave.

L’ouverture de ces négociations comme cette nomination ne doivent rien au hasard. Les grandes entreprises américaines de culture, des télécommunications, de services financiers, d’éducation et de santé ne peuvent rester rentables qu’à condition, comme toute entreprise, d’élargir leurs marchés. Il est donc vital pour elles de pénétrer en Europe, premier marché du monde. Elles le feront réellement et virtuellement.

Car, même si nous réussissons à nous opposer à la venue physique des grandes multinationales de la santé et de l’éducation sur nos marchés, il faudra se préparer à leur venue virtuelle, qu’aucun texte ne peut, pour l’instant, empêcher. Les nouvelles technologies de communication permettront en effet à ces entreprises d’exporter leurs services, de vendre les services d’immigrés virtuels, de mettre les universités européennes en concurrence avec celles des Etats-Unis ou de promouvoir les grands réseaux de télémédecine. Autre bataille, d’une tout autre ampleur, dans laquelle les nouvelles technologies de communication joueront, si l’on n’y prend garde, contre les intérêts de l’Europe et du Sud.

La nomination d’un excellent commissaire européen, français de surcroît, chargé du commerce, est une bonne nouvelle. Mais il ne pourra seul empêcher le désastre qui s’annonce sans le soutien déterminé de tous les chefs d’Etat et de gouvernement des Quinze.

Aucun sujet plus que celui-là ne justifierait donc une véritable réflexion stratégique européenne, couronnée par une décision d’un sommet européen, si possible le prochain, en Finlande. Elle devra définir ce que nous voulons préserver et ce que nous voulons conquérir ; dire les domaines où la libération est souhaitable et nommer ceux pour lesquels la discussion ne saurait même pas s’ouvrir ; imposer un minimum de normes sociales ; refuser de discuter d’un tel enjeu de souveraineté dans une enceinte technique et repenser les compétences de l’OMC.

Là comme ailleurs, l’improvisation serait suicidaire. Là comme ailleurs, la mobilisation de tous les artistes, créateurs, enseignants, chercheurs, médecins, syndicats, sera essentielle. Là comme ailleurs, la France, une fois de plus, sera un des rares pays en situation de s’y opposer, parce qu’elle reste le seul, peut-être, à ne pas souhaiter rejoindre au plus vite le modèle américain.

L’enjeu est beaucoup plus grave qu’une simple négociation commerciale. La libéralisation illimitée des services, à la différence de celle de l’industrie, peut signifier la fin des nations, de la démocratie, de la politique. On a voulu croire que l’Histoire se terminait avec la victoire conjointe de la démocratie et du marché. Sans voir que, en réalité, commençait là l’impitoyable histoire de la lutte du marché contre la démocratie.