EN juillet, j’écrivais ici même qu’il fallait en finir avec l’OMC telle qu’elle était pensée, parce que la négociation qui s’annonçait était mal préparée. Je n’imaginais pas que le cours des événements me donnerait si vite raison.

Car, pour ceux qui croient aux symboles, l’échec de la réunion de Seattle est riche de sens. Ceux qui avaient planifié ce nouveau cycle de négociations commerciales n’étaient pas préparés à comprendre les enjeux réels de la nouvelle mondialisation. Ils pensaient qu’il suffirait, pour jeter une nouvelle pelletée de libéralisme dans le feu de la globalisation, de réunir pendant quatre jours dans une lointaine ville de l’Ouest américain cent trente ministres pour qu’ils bénissent un texte agréé à l’avance par quelques technocrates. Les peuples en ont décidé autrement. Par des manifestations traditionnelles, par l’usage le plus sophistiqué des nouveaux moyens de communication, par l’intermédiaire des intellectuels, des médias, des ONG les plus disparates, ils ont su dire aux gouvernements deux simples choses : pas vous, pas ça.

Pas vous parce que les peuples veulent être consultés en détail sur chacun des sujets avant qu’ils ne soient négociés entre experts. Pas ça, parce que de nombreux domaines à l’ordre du jour de la libéralisation des échanges ne sont plus de ceux dont les peuples acceptent qu’on en fasse des marchandises.

Maintenant que l’orage de Seattle est passé, les gouvernements feraient une lourde erreur en croyant qu’il suffira de tenir les réunions prochaines des ministres du commerce à l’abri de l’indifférence genevoise, au siège de l’OMC, pour obtenir dans la discrétion ce que l’on n’a pu obtenir dans la lumière. Les intellectuels, les ONG, la presse, les opinions publiques sont désormais irréversiblement mobilisés, de Paris à Delhi, de Los Angeles à Dacca. Et chaque pays a maintenant affirmé trop clairement ses positions, sous la pression de son opinion publique, pour pouvoir reculer sans perdre sa crédibilité devant ses mandants.

Les gouvernements doivent donc admettre que le cycle du Millénaire tel qu’il avait été imaginé il y a quatre ans est mort avant de naître. Il a avorté. Ils doivent d’abord reconnaître que la tentative de faire de l’OMC le pivot central des institutions internationales a échoué.

Mais, en même temps, ils doivent comprendre qu’au grand dam des souverainistes les opinions ne leur demandent pas de ralentir la formidable intégration en cours des sociétés du monde, mais seulement de la conduire autrement, pour que beaucoup plus de gens puissent en bénéficier. Il faut donc profiter de la pause que certains réclamaient et que les circonstances imposent pour repenser la totalité du problème de la mondialisation et, en particulier, l’architecture des institutions internationales nécessaires pour la conduire.

Le monde ne saurait se contenter, face à l’extraordinaire concentration en cours des entreprises et à la croissance vertigineuse des forces du marché, d’institutions multilatérales disparates, contradictoires, impuissantes, pour l’essentiel sans contrôle démocratique. La propriété privée, en changeant de dimension, change de nature et exige que la puissance publique en fasse autant. Alors, avant de foncer tête baissée vers un nouvel échec à l’OMC, il serait utile de se mettre d’accord sur quelques idées simples.

Plus rien, dans aucun domaine multilatéral, ne devra plus pouvoir être négocié dans la discrétion. La transparence doit devenir la règle. En particulier pour les très prochaines négociations qui s’annoncent au FMI sur la dette des pays les plus pauvres, à la Banque mondiale sur l’avenir de la forêt subtropicale, à l’OIT sur les normes sociales ou à l’OCDE sur les règles internationales de concurrence. Les fonctionnaires devront s’habituer à entendre, et pas seulement à écouter de façon polie, les points de vue de tous ceux qui sont directement concernés par ces enjeux.

Les gouvernements devront, pour forger leurs propres positions de négociation, tenir compte de la naissance, chez eux, d’une opinion publique soucieuse de défendre non pas seulement des intérêts nationaux ou régionaux, mais les intérêts de la planète tout entière, et désireuse de voir mettre en place les instruments d’une véritable gestion démocratique des intérêts de l’humanité. Car, dans les rues de Seattle comme dans les avenues du Net, personne ne manifestait pour qu’on prenne en compte les intérêts de son propre pays plutôt que ceux d’un autre, mais tous s’exprimaient au nom des intérêts communs à tous : à côté de la citoyenneté nationale est en train de naître une citoyenneté planétaire.

Le monde a donc besoin d’un forum où les opinions publiques pourraient débattre de ces intérêts vitaux de la planète sans attendre, pour le faire, de devoir manifester dans les rues des villes où se tiennent les réunions intergouvernementales. Un tel forum pourrait être une seconde chambre de l’ONU à côté de l’Assemblée générale. Pourraient s’y rencontrer les ONG, les syndicats, les entreprises. Ils y discuteraient de tous les enjeux de la mondialisation et donneraient leurs avis sur les agendas des négociations internationales avant leur finalisation.

Les institutions internationales existantes devront pouvoir disposer des moyens de traiter, dans la transparence, des sujets de leurs compétences pour éviter que l’OMC ne s’arroge, une fois de plus, le droit d’être un forum pour des sujets qui ne sont qu’accessoirement commerciaux. En particulier, les questions de la sécurité alimentaire doivent être confiées à la FAO, celles de l’harmonisation des normes sociales à l’OIT et celles de l’exception culturelle doivent être traitées à l’Unesco.

Là où il n’existe pas encore d’institutions compétentes, il convient de réfléchir à la création d’agences nouvelles, en particulier pour gérer des enjeux surgis avec la confrontation qui commence entre le marché et la démocratie : l’environnement, l’apparition de monopoles mondiaux, les enjeux de la génétique, les mouvements de populations.

Comme la fin de la seconde guerre mondiale a conduit à la naissance d’une Union européenne, la fin de la guerre froide pourrait conduire à la naissance d’une Union mondiale, sur un modèle voisin : une assemblée aux pouvoirs embryonnaires pour représenter les peuples, un conseil des ministres pour prendre les décisions, une commission pour les exécuter, et tout une série d’agences annexes pour les mettre en oeuvre.

Evidemment, il sera beaucoup plus difficile de mettre en place entre deux cents nations ce qui fut conçu entre six ; les difficultés de l’élargissement de l’UE le rappellent tous les jours.

Mais on pourrait au moins commencer par se mettre d’accord sur des principes. Et comme on s’est beaucoup occupé ces dernières années, dans la folie des marchés, de mettre en place une « corporate governance », c’est-à-dire des règles de transparence et de démocratie obligeant les responsables des entreprises à respecter les droits de leurs actionnaires, on pourrait décider d’une « planet governance », par laquelle les Etats et les entreprises s’engageraient à respecter un certain nombre de devoirs de transparence et de démocratie à l’égard des citoyens du monde.

Tout cela peut sembler extrêmement utopique. Ce qui se passe dans le monde depuis 1989 devrait faire comprendre à ceux qui se croient des élites éternelles que les peuples ne font plus la distinction entre leurs rêves et leurs exigences.

Et qu’ils finissent par obtenir ce qu’ils veulent parce qu’ils ne se demandent plus si cela est possible. En ces temps de Nativité, tout se passe comme si le deuxième millénaire était en train d’accoucher du troisième. Fils du temps et de l’espace, il naît dans la douleur. A nous, en tout cas, qui allons le porter au baptême, de l’aider, ici et maintenant, à échapper à sa lourde hérédité.