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On croit que lorsqu’une vérité est acquise, par le jeu de la science ou de la simple logique,  elle l’est pour tous et pour toujours, et qu’on pourra bâtir, pour l’humanité tout entière, un monde nouveau fondé sur cette vérité. On croit qu’aucun livre ne la contestera plus jamais, et que les erreurs, les fausses croyances, les superstitions la concernant n’auront plus leur place nulle part. Et pourtant, ce n’est pas le cas : même quand une vérité est  scientifiquement acquise, il existe toujours quelque part des gens non pour la dépasser par une autre vérité scientifique, mais pour la  refuser,  la combattre, et  même pour convaincre des gens raisonnables de la mettre en doute. Aussi, faut-il sans cesse, de génération en génération, de pays en pays,  combattre  les fausses nouvelles  et redémontrer ce qu’on croyait acquis.

C’est vrai pour des réalités non intuitives, comme les résultats des travaux de Galilée, Bruno, Darwin, Einstein ou Schrodinger.  C’est aussi vrai, étonnement, pour des choses  beaucoup plus  simples, dans des domaines très sommaires, comme celui de la comptabilité.

On pourrait croire que là, rien n’est discutable et que tout s’impose, par le seul jeu des additions ; et pourtant, certains, par exemple, continuent de croire, et de répandre l’idée que la croissance économique, telle que la mesure la comptabilité des entreprises ou la comptabilité nationale, est la véritable cause des dérèglements climatiques et des autres problèmes de l’environnement. On l’entend même en ce moment exposé doctement  dans les primaires écologistes en France. Pourtant, rien  n’est plus faux ; et cela  force à rappeler des évidences, qu’on aimerait bien voir s’imposer une fois pour toutes.

Il ne servirait à rien d’interrompre la croissance ; car ce n’est pas elle qui pollue, mais la  production marchande (dans le secteur privé ou dans le secteur public). En tout cas dans sa forme actuelle. C’est la production qui détruit l’environnement, en envoyant dans l’air des gaz à effet de serre, en artificialisant les sols, en inondant les fleuves de déchets, en polluant les mers. C’est elle aussi qui détruit  la faune et la flore, qui  ronge la santé des enfants, des femmes et des hommes  par le travail qu’elle exige d’eux. La croissance n’est qu’une petite partie de la production marchande ; la réduire à zéro ou même la rendre négative ne suffirait pas à réduire l’impact du reste de la production sur l’environnement. Dans cette logique, il faudrait   ramener la production à zéro : ce n’est pas la croissance qui pollue, c’est la production. Et c’est elle qu’il faudrait interrompre totalement.

C’est évidemment absurde. Pourtant, il serait possible d’avoir une production qui n’agresse pas l’environnement. Non pas par une croissance nulle, et encore moins par une décroissance, mais  par deux évolutions majeures de ce qui est produit :

L’une ferait disparaitre toutes dimensions polluantes dans la production marchande, en n’utilisant plus, pour produire ni énergie fossile, ni sucre artificiel, ni pesticides, ni tabac ni drogue. Cela voudrait dire fermer,  ou reconvertir totalement, les  compagnies pétrolières et gazières,  les producteurs de plastique, d’emballage, d’alimentation, de transport, de chimie, de textile et, très largement, les entreprises de tourisme ; et quelques autres.  Cela voudrait dire aussi réorienter toute la production marchande vers la santé, la prévention, l’hygiène,  l’éducation, l’alimentation saine, l’agriculture durable, les énergies propres, le digital, la distribution, la finance non spéculative, l’assurance, la sécurité, la presse, la culture et quelques autres secteurs ; ils  ne forment pas au total aujourd’hui la moitié du PIB et ils ne dégradent  pas l’environnement.  Cette réorientation exigerait d’énormes investissements,  pour les développer comme pour réorienter les autres secteurs. Ces investissements seraient porteurs d’une formidable croissance de la productivité, et de la production.

L’autre évolution, plus importante encore, devrait conduire à réduire la place de la production  marchande dans les activités humaines ;  à vivre de moins d’artefacts et de plus de bon temps. A passer   une part croissante de notre temps sans acheter, ni vendre, ni  consommer des  produits marchands ou même des biens publics financés par l’impôt. Cela voudrait dire passer plus de temps à converser, à rire, à aimer, à lire, à faire de la musique ou du théâtre, à jouer, à passer du temps avec des amis. Toutes activités qui échappent très largement à l’économie monétaire.

Cette évolution ne conduirait pas à terme à moins de bien être, mais à le trouver ailleurs ; non pas à produire moins mais à produire d’autres choses, pour satisfaire  l’immensité des besoins non pourvus, dans tous les pays, développés ou non.

Pourrait-on dépasser les immenses difficultés qu’une telle transition rencontrerait? Pourrait-on comprendre que bien vivre le très court temps dont nous disposons sur cette planète est plus important que d’y accumuler des objets? Saura-t-on mesurer notre bien être autrement que par le nombre de voitures ou de machines à laver ou de téléphones produits? La pandémie actuelle nous aura-t-elle fait vivre  un peu de cette utopie ? Réussir mondialement une telle mutation est-il  possible? Je ne sais. Je  sais seulement qu’elle est la condition de la survie de l’humanité.

j@attali.com