On se désole aujourd’hui, partout à travers le monde, de ce que la culture soit une des principales victimes collatérales de la pandémie actuelle.

De fait, rien n’est plus triste que ces salles des concerts vides, ces théâtres inoccupés, ces salles de cinémas fermées, ces musées désertés. Rien n’est plus désolant que ces orchestres symphoniques démantelés, ces troupes théâtrales en faillite, ces musées contraints de vendre une partie de leurs œuvres, ces artistes au chômage ou obligés de changer totalement de profession, alors même qu’ils sont connus, admirés, comme violonistes, pianistes ou comédiens.

Et pourtant, à bien y réfléchir, une large partie de la culture n’est pas touchée par cette crise : on peut toujours lire les livres qui s’entassent dans notre bibliothèque ; de fait, sans même rien acheter de nouveau, on a tous chez soi bien des livres qu’on n’a pas encore lus et qu’on pourrait utilement lire ou relire si on était vraiment contraint de se contenter de ce qu’on détient. De même on peut toujours écouter les disques qu’on possède. De plus, il y a désormais ceux qu’on trouve sur les plateformes : des millions de livres, de films, de pièces de théâtre, de spectacles de danse, de concerts. On peut aussi regarder des spectacles à la télévision, écouter des radios culturelles, faire une consommation illimitée de podcasts.

Ce dont on est privé ce n’est donc pas de toute la culture, mais d’une partie seulement d’entre elle, ce qu’on appelle le spectacle vivant, c’est-à-dire le spectacle auquel on assiste avec d’autres, inconnus, dans une salle ou dans un musée.

Et c’est la spécificité de ce moment qu’il faut désigner. On le retrouve dans d’autres activités tout aussi impraticables en temps de pandémie : assister à un événement sportif, jouer au football, faire du judo, déjeuner ou diner au restaurant, déambuler dans un musée. Qu’ont en commun toutes ces pratiques? Pas du tout une dimension artistique, seulement, et c’est peut-être plus important encore : être des occasions de vivre des évènements réels avec des inconnus.

Pour moi, c’est là l’essentiel, car cela renvoie à quelque chose de tout à fait fondamental ; et je soutiendrai volontiers que c’est en partageant l’expérience d’une émotion avec des inconnus qu’on peut se prouver à soi-même qu’on est vivant.

En ce sens, le spectacle vivant n’est pas important parce qu’il est un spectacle, mais parce qu’il nous apporte la preuve qu’en assistant à un événement exceptionnel (une représentation artistique ou sportive ou un repas dans un restaurant) on  trouve aussi l’occasion de parler de ce qu’on a vécu avec des inconnus ; et même si on ne leur parle pas, on sait qu’on l’a vécu ensemble ; et les autres, par leurs regards, par leur simple présence, vous apportent la preuve que vous êtes vivant.

Il n’y a rien de plus important, dans la vie, que de recevoir des preuves qu’on n’est pas mort. Et c’est pour moi la fonction principale du spectacle vivant que de nous l’apporter. La meilleure preuve est qu’on n’ose pas lire les livres qu’on a dans sa bibliothèque, pour conjurer la peur de la mort en pensant qu’on ne pourra pas mourir avant de les avoir lus.

C’est en cela que l’interdiction des spectacles vivants (alors qu’on a le droit de prendre le train ou l’avion, et de s’y restaurer tout à côté de son voisin) est particulièrement absurde : un voyage n’est pas un spectacle ni un moment d’émotion, et, mis à part un accident, on n’a rien à y partager avec ses voisins. A la différence d’un spectacle, ou d’un restaurant ou d’une activité sportive, où on est embarqué dans la même aventure, et on a une occasion d’échanger, même en silence, une reconnaissance réciproque de la vie de l’autre.

C’est en cela aussi que cette interdiction est si dangereuse pour tout pouvoir : tout individu qui ne recoit pas en permanence la preuve qu’il est vivant sombre dans la dépression ; toute société qui ne peut prouver à ses membres qu’ils sont vivants est menacée de mort violente. C’est ainsi qu’ont disparu la quasi-totalité des civilisations qui nous ont précédé.

De plus, le spectacle vivant est, dans de très nombreux domaines de l’art, une condition nécessaire de la création : à quoi servirait d’écrire de nouvelles pièces de théâtre, de nouveaux opéras, de nouvelles symphonie si on ne peut les jouer ? A quoi servirait d’imaginer de nouvelles performances si on ne peut les réaliser ?

En particulier, en période de pandémie, où la peur de la mort rôde plus que jamais, nous avons tous besoin de nous rassurer : sommes-nous vivants ? Alors, être privés du regard de l’autre, de la connivence de l’inconnu partageant une émotion avec nous, est particulièrement intolérable. Il est donc particulièrement urgent de nous rendre cette preuve que nous sommes vivants, s’il vous plait.

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