Depuis le déclenchement de la crise, presque toutes les universités et établissements d’enseignement supérieur dans le monde ont fermé leurs locaux ; et la plupart ne sont pas prêts à les rouvrir. Comme dans tant d’autres domaines, on ne mesure pas encore l’immensité des conséquences de ce qui se joue là.

Certains de ces établissements, très rares, prétendent tout rouvrir, en respectant des règles de distance : c’est le cas des universités de l’état indien du Sikkim, de Singapour ou de la province chinoise d’Hubei ; les étudiants et les professeurs y étant tenus de rester dans des zones désignées, y compris dans les salles de cours et les cantines.

D’autres n’ouvriront pas du tout et feront tous leurs cours en ligne. Ainsi, au moins jusqu’à la fin du semestre d’été en Allemagne ; jusqu’à la fin du semestre d’automne à l’Université de Manchester et dans les 23 campus de l’Université de Californie, le plus grand complexe universitaire aux Etats-Unis ; et au moins jusqu’en été 2021 à l’Université de Cambridge au Royaume Uni.

D’autres ont choisi des solutions mixtes, ne maintenant en présentiel que les enseignements ayant besoin de formation pratique, et l’accès aux laboratoires, bibliothèques et archives. En Inde, les universités devront enseigner 25% du syllabus en ligne et le reste en présentiel. En Corée du Sud, la majorité des cours sont en ligne.

D’autres universités se contentent pour l’instant de retarder la rentrée, pour ne pas encore décider : En Allemagne, le semestre d’automne commencera en novembre 2020 au lieu d’octobre ; et peut-être plus tard. L’Aberdeen University au Royaume-Uni et Sciences Po en France ont choisi aussi de reporter la rentrée académique, d’au moins deux semaines, sinon plus.

Même si, comme on peut l’espérer, tout cela ne dure pas plus, au total, qu’un an, les conséquences seront vertigineuses :

On voit d’abord ce que les enseignements ont à perdre, avec des professeurs absolument pas préparés à ce genre de pédagogie, n’ayant pas la possibilité d’interagir avec leur auditoire, ni d’avoir les contacts d’après-cours, si essentiels pour ajuster les enseignements au niveau réel et aux attentes de leurs étudiants. Même si cela ne dure qu’un an, ou moins, le dommage sera gigantesque. Et si cela dure, qui voudra encore s’engager dans ce métier si c’est pour le faire d’une façon aussi impersonnelle ?

On voit aussi ce que les étudiants ont à y perdre : moins de socialité, moins d’apprentissage de la vie commune, de travail de groupe, de relations avec les professeurs, de vie associative, sportive, syndicale et politique. Est-on préparé à ces nouveaux besoins des étudiants ? A-t-on préparé le financement nécessaire pour compenser la fermeture des restaurants universitaires ? Les étudiants viendront ils loger dans des petites chambres de résidences universitaires s’ils n’ont pas d’occasion de profiter des avantages des campus ? Continuera-t-on à leur enseigner à participer à la société qui nous a amené à ce désastre ? Les plus privilégiés seront-ils les seuls à avoir les moyens de devenir eux-mêmes ? Les préparera-t-on aux métiers de l’avenir, ceux de l’économie de la vie ? Là encore, même si cela ne dure pas plus qu’un an, le dommage sera gigantesque.

Enfin, professeurs et étudiants seront-ils dotés des ordinateurs et des connexions à haut débit nécessaires pour donner et suivre confortablement des cours en vidéo en direct ?

Au total, dans ce domaine comme dans tant d’autres, les plus fragiles, les plus pauvres, les moins aidés seront les victimes. Les privilèges des enfants de riches, et des pays riches, seront plus grands que jamais. Là encore, cela créera des occasions de colère, de rage, de révolution.

A l’inverse, on voit aussi ce que l’ensemble du monde universitaire peut gagner, en devenant enfin le véritable système de formation tout au long de la vie, dont on a tant besoin ; et faire que les cours des meilleurs professeurs du monde, dans les domaines de l’avenir comme dans les humanités et l’histoire, soient accessibles à tous. Vraiment à tous. En concentrant l’enseignement présentiel aux cours en petits groupes.

Pour le réussir, il faut lancer au plus vite un immense chantier planétaire et en particulier préparer les professeurs à enseigner ainsi. Il existe, pour les pandémies, l’OMS, qui a failli ; il existe pour l’éducation l’UNESCO, dont la tâche, passionnante, devrait être d’aider, par une mise à disposition des meilleures pratiques, à préparer cette fantastique mutation, pour en faire un changement durable et positif.

Il faudrait aussi, plus prosaïquement, que personne, dans le monde universitaire, ne prenne de trop longues vacances cet été ; et que les Etats y mettent les moyens nécessaires.

Comme pour prévenir le retour de la pandémie, tout se joue dans les trois mois qui viennent. On ne peut attendre juillet pour décider. Chaque jour compte…

j@attali.com