Pour avoir prévu, et dénoncé, depuis longtemps, la constitution à l’échelle mondiale de ce que j’ai appelé une « hyperclasse », coupée du reste des humains (eux-mêmes divisés en « infranomades » contraints à la migration pour survivre, et en « sédentaires provisoires » tentant désespérément de rejoindre l’hyperclasse des hypernomades, craignant de basculer dans l’infranomadisme, et assistant, dans les médias, aux spectacles donnés par les uns et par les autres), je ne peux qu’être très inquiet de tous les signes qui s’accumulent : ce monde-là est une réalité désormais.

Partout dans le monde, développé ou pas, anglo-saxon ou pas, français ou pas, ceux qui disposent d’un capital culturel et financier sont maintenant assez nombreux pour vivre entre eux, et penser pouvoir diriger le monde selon leurs valeurs, leurs codes ; et dans leur seul intérêt. Aux autres de s’adapter ou de se faire oublier.

Pire encore, dans cette hyperclasse, règnent quelques maîtres, dont les autres membres de la classe ne sont que les valets, les courtisans, les idéologues, ou les pâles imitateurs.

Parfois, à la loterie des talents, des marchés et des pouvoirs, quelques personnes, venues d’ailleurs, sont admises dans cette hyperclasse. Ces chanceux, ou méritants, sont mis en avant, sans vouloir en général admettre qu’ils ne sont qu’un alibi dérisoire, légitimant le pouvoir d’un groupe qui ne les considérera jamais que comme des parvenus.

L’hyperclasse a tort de croire qu’elle gouverne le monde. En réalité, elle ne dirige qu’elle-même. Comme un tétraplégique, qui ne commande qu’à son esprit et pas au reste du corps, qui travaille pour lui, mais ne lui obéit pas, et finit par se révolter, et mettre fin aux illusions de l’esprit.
C’est aussi vrai à Paris qu’à Kinshasa, à Londres qu’à Delhi, à New York qu’à Tokyo, à Pékin qu’à Moscou.

Cela se verra bientôt : les peuples, conscients du suicide auquel les conduisent de telles pratiques, n’obéiront plus à ces hyperclasses. Ils refuseront la négation de l’avenir que cela suppose. Ils se révolteront, comme ils le pourront, quand ils le pourront ; plus vite dans les démocraties que dans les dictatures.

Au « dégagisme soft », qu’on a connu partout dans le monde dans ces dernières années, succédera un « dégagisme hard », dont les triomphants maîtres de la technologie et de la finance, et leurs valets idéologiques et politiques, seront les premières victimes. Entrainant alors la planète dans un obscur et durable chaos.

Si on veut éviter de sombres lendemains, pour les puissants comme pour les peuples, si on veut éviter qu’un populisme identitaire, xénophobe, égoïste et totalitaire ne s’impose partout, dans des dictatures juxtaposées, fermées et hostiles les unes aux autres, sous prétexte de protéger l’identité et l’avenir des peuples, il est urgentissime d’ouvrir à tous l’accès aux codes du savoir, de la culture, du devenir soi, du respect des autres. Il est urgentissime de faire preuve, à tous les niveaux dans la société, d’écoute, de respect, d’empathie, d’altruisme.

Cela passe par une révolution de l’éducation, qui ne peut plus être qu’un moyen de répartition des hommes entre les diverses classes. Et par une toute autre attitude des riches et des puissants à l’égard du reste du vivant. L’arrogance est toujours le fossoyeur des civilisations. L’humilité est la condition du progrès humain. L’altruisme est la forme la plus intelligente de l’égoïsme. Qui s’en souviendra ?

Cela passe enfin et surtout par le courage de ne pas suivre systématiquement les points de vue orthodoxes, de recruter à des postes de responsabilité des gens n’ayant pas fait de grandes études ou n’étant pas des membres de la nomenclature : là se trouveront sans doute les consciences les plus claires et les plus courageuses, qui oseront penser l’avenir. En souriant.

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