Un jour, j’écrirai une « Histoire des illusions ». De tout ce à quoi des hommes ont cru, et qui leur a donné la force de vivre ou de mourir ; de combattre, de progresser, d’espérer. Tout ce qui, peu à peu, s’est révélé faux. Et qui les a, si souvent, entraînés dans d’horribles barbaries.

Les hommes ont d’abord cru qu’ils seraient plus forts en mangeant leurs semblables, en sacrifiant des enfants, des femmes, des animaux. Ils ont ensuite cru que l’avenir leur serait dévoilé par le contenu des entrailles des hommes ou des animaux sacrifiés, par la forme des nuages, ou par la façon dont retombent les feuilles des arbres. Ils ont cru qu’ils pouvaient, en adressant des prières à des dieux, réaliser leurs vœux. Ils ont cru qu’ils seraient récompensés, ici-bas, par de l’or et du pouvoir, s’ils imposaient la croyance à ces illusions aux incrédules autour d’eux. Ils ont aussi cru qu’ils seraient immortels, dans un autre espace-temps, s’ils obéissaient aux consignes de ces Dieux, ou de ce Dieu. Ils ont cru qu’ils ressusciteraient d’entre les morts, s’ils priaient assez fort leurs idoles, leurs Dieux, Dieu. Ils ont cru qu’il était bon pour eux de maintenir les femmes dans des rôles seconds, et que certains hommes étaient inférieurs à d’autres, par leurs castes, ou par je ne sais quelles dispositions génétiques.

Ils ont cru ? Ils y croient encore, par millions. Par milliards.

D’autres ont cru, et croient encore que l’économie de marché garantirait une société idéale. D’autres encore ont cru, et croient de nouveau, qu’une propriété collective des biens de production serait la clé de la société idéale. D’autres croient aujourd’hui que la démocratie garantit la paix entre les nations, qu’elle assure la justice sociale, et l’égal accès aux biens de ce monde. D’autres encore croient que, face aux menaces nouvelles, le progrès technique apportera nécessairement des réponses. D’autres encore, ou les mêmes, croient que, nécessairement demain sera mieux qu’hier. Ou l’inverse. D’autres, plus modestement, s’illusionnent sur la loyauté de leurs proches ou sur leurs propres talents.

D’autres encore, ou les mêmes, croient qu’il existe nécessairement un moyen d’écarter les dangers que nos erreurs passées ont semé sur le chemin de notre avenir. Ou qu’une société idéale est possible, en se repliant sur une identité plus ou moins imaginaire, en particulier en fermant nos frontières aux migrants. Ou qu’au contraire, il suffirait que les hommes comprennent qu’ils font tous partie d’une même espèce menacée, pour qu’ils s’unissent, en une nation unique, avec un seul gouvernement mondial, pour résoudre enfin les problèmes, écologiques et sociaux, qui les assaillent. D’autres encore croient qu’on arrivera un jour à rendre l’homme immortel, et ainsi à lui permettre de voyager sans encombre pendant des siècles jusqu’à d’autres lieux de l’Univers, qu’il pourra rendre habitables.

Les pires sont ceux qui croient durs comme fer qu’ils n’ont pas d’illusions : ils sont en général plus cyniques, manipulateurs, égoïstes que tous les autres. Car, leur illusion, c’est eux-mêmes.

Un jour, nos croyances d’aujourd’hui seront ressenties comme aussi absurdes, scandaleuses, que celles d’hier.

Ces illusions sont pourtant des moteurs de l’action. On peut même penser que s’illusionner est le propre de l’homme.

Sans elles nous n’aurions rien fait. Nous leur devons l’essentiel de nos œuvres d’art, et de nos connaissances. Mais aussi l’essentiel de nos barbaries, quand nous n’avons pas été capable de les abandonner.

Si l’on veut vivre sainement, sans risque de transformer nos désillusions en rage ou en désespoir, il faut sans cesse se demander si ce à quoi on croit ne sera pas, un jour, considéré comme une dangereuse ou naïve, ou ridicule, illusion. Il faut relativiser nos certitudes ; n’avoir que des croyances modestes, fragiles, incertaines. Et être sans cesse tolérants pour les croyances des autres, si elles ne nuisent à personne.

En ne considérant justement comme immuable, qu’une seule croyance : ne rien faire qui puisse faire du tort aux générations futures ; afin de leur laisser, à elles aussi, le temps d’avoir des illusions, et de les dépasser.

Oui, c’est bien la seule illusion qu’on puisse se permettre sans risque : espérer que les générations futures sauront aller plus loin que nous, pour découvrir enfin, si elle existe, la raison d’être de l’espèce humaine.

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