Chaque jour, chaque minute, partout dans le monde, les médias et les réseaux sociaux nous apportent des preuves nouvelles de la montée de la colère ; et souvent pour de bonnes raisons : misère des plus vulnérables ; frustration des plus jeunes ; désespoir des chômeurs ; souffrance des femmes ; incuries des puissants ; égoïsmes des riches.
Parce qu’elle n’est pas traitée avec sérieux, cette colère est en train de devenir rage ; et même de déraper en de multiples formes de haine : les insultes, les menaces anonymes, les bousculades, les viols, les fusillades aveugles, les crimes, le terrorisme. Sans compter les guerres, plus ou moins ouvertes, plus ou moins couvertes par les médias, qui se multiplient en d’innombrables lieux.
Certains, qui ont intérêt à utiliser cette rage, l’encouragent et jettent de l’huile sur ce feu. D’autres, qui ont peur de la rage des autres, se ferment au monde extérieur, ou préparent des représailles, plus ou moins en légitime défense.
Pourtant, ce n’est pas en refusant le dialogue avec ceux qui sont en colère qu’on évitera la généralisation de la rage et de la haine. Et à l’inverse, ce n’est pas par l’anathème contre ceux qui refusent d’aider les plus démunis, ou d’accueillir des étrangers qu’on les convaincra qu’ils agissent contre leur propre intérêt. Ni par la contrainte qu’on empêchera ceux qui veulent vivre libre de partir là où ils sont mieux reçus. On ne réussira qu’à accélérer le déclin de ceux qui s’enfermeront derrière des murs.
Ce n’est pas seulement un raisonnement théorique. C’est une réalité extrêmement concrète et tout à fait actuelle ; Qu’on ne s’y trompe pas : partout dans le monde, et en particulier en France, nous ne sommes pas loin d’un tel basculement suicidaire, de la colère vers la rage et la haine. De tous contre tous.
Et pourtant, au contraire, si elle était bien orientée la colère, pourrait être formidablement positive :
C’est en colère qu’un artiste se dépasse. C’est en colère qu’un chercheur trouve. C’est en colère qu’un sportif va au-delà de ses forces. C’est en colère qu’un étudiant dépasse ses objectifs. C’est en colère qu’un entrepreneur franchit les obstacles. C’est en colère qu’un faible comprend qu’il doit agir sans rien attendre des puissants. C’est en colère que les salariés osent exiger plus des détenteurs du capital. C’est en colère qu’une femme trouve la force de quitter celui qui la maltraite.
Alors, pour réussir au mieux cette réorientation générale de la colère des victimes (et il en est encore temps), il faut que ceux qui pourraient en être un jour les cibles, c’est-à-dire les puissants, les hommes, les nantis, les installés, les héritiers, les célèbres, les riches, comprennent qu’il n’est pas dans leur intérêt d’ignorer le malheur et la fragilité des autres et de laisser grandir la haine des autres ; qu’ils ne conserveront leurs privilèges qu’en aidant les autres à les obtenir, non pas à leur place , mais à leurs côtés ; qu’ils ne sauveront leurs civilisations qu’en s’ouvrant aux produits, aux capitaux, aux talents, et aux idées des autres.
La réponse à la colère, c’est l’empathie. La réponse à la rage des faibles, c’est l’altruisme des puissants.
Chacun pourra appliquer ces remarques au cas particulier auquel il se trouve confronté, d’un côté ou de l’autre du mur de la colère. Dans la famille, l’entreprise, ou la nation.
Quand les puissants ne le comprennent pas, c’est que leur monde est déjà mort, et qu’ils sont les derniers à ne pas le savoir. Quand ils le comprennent, leur univers peut encore espérer rayonner, pour le bonheur de tous.

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