Il est pathétique de voir, depuis des mois, des milliers de gens, hommes femmes et enfants, de plus en plus nombreux, Africains, Syriens, Afghans, Irakiens, Bangladeshis, risquer leur vie, et souvent la perdre, en quittant leur pays, où ils ont peur, pour rejoindre l’Europe, dont ils rêvent, dans des bateaux de fortune, bateaux-suicide lancés à travers la Méditerranée, sans que nul dirigeant européen ne prenne le problème au sérieux et ne veuille se donner les moyens de le régler. A croire que ces morts sont voulues, afin de dissuader les dizaines de millions d’autres de quitter leur misère pour vivre en Europe. Faudra-t-il que 100.000 d’entre eux meurent noyés dans les prochains mois, comme c’est tout à fait possible, pour qu’on les aide, pour qu’on considère enfin qu’il est dans notre intérêt bien compris d’être altruiste et d’aider ces gens à réaliser, là où ils sont nés, leurs potentialités?

Il est pathétique de voir, depuis des mois, des milliers d’autres gens, hommes, femmes et parfois enfants, de plus en plus nombreux, Européens ceux-là, quitter un continent qu’ils en sont venus à exécrer parce qu’ils n’y trouvent pas leur place. Ils partent par la route, l’air ou la mer, pour rejoindre la Syrie ou l’Irak, lieux de leur idéal présumé, pour y risquer leur vie, et souvent la perdre dans des attentats-suicides. Faudra-t-il que 10 000 d’entre eux y meurent dans les prochains mois, comme c’est tout à fait possible, pour qu’on s’en occupe, pour qu’on les aide à réussir leur vie chez eux ? Pour qu’on considère enfin qu’il est dans notre intérêt bien compris d’être altruiste et d’aider ces gens à réaliser, là où ils sont nés, leurs potentialités?

Il est pathétique de voir comment, au moment où se jouent ces deux tragédies absurdes et contradictoires, où se croisent et meurent ces jeunes gens qui ont tout pour vivre, communiquer et construire ensemble, les élus français, de gauche comme de droite, au pouvoir et dans l’opposition, ne s’intéressent qu’à un autre bateau, copie réussie d’une ancienne frégate, l’Hermione, traversant l’Atlantique dans un voyage mémoriel, vide de sens et d’intérêt, porteur d’aucune histoire, d’aucune valeur, d’aucun projet, quoiqu’en disent ses promoteurs. Ce bateau est le symbole seulement des illusions nostalgiques de ceux qui veulent encore croire que la France de 1780 était une grande puissance, libératrice du monde, alors qu’elle n’était en fait qu’un royaume en déclin, dépassé par les Provinces Unies et la Grande Bretagne, perclus de dettes, aux inégalités vertigineuses, incapable de se réformer, dirigé par des élites nostalgiques, ignorantes des malheurs du monde et du désespoir de leur peuple, et qui ne percevaient rien des grondements du temps. Une France dont les citoyens les plus entreprenants étaient partis, chassés par les législations obscurantistes, et dont les rares audacieux qui restaient encore ne trouvaient plus, comme aujourd’hui, de terrain d’aventure que dans la fuite.

Ne voit-on pas que cette Hermione est comme une pathétique métaphore, involontaire, de notre présent ? Ne voit-on pas que, si on voulait aujourd’hui vraiment prendre modèle sur le marquis de La Fayette, il faudrait s’occuper avec audace et générosité des opprimés et des désespérés de France et du monde. Il faudrait, comme lui, y consacrer une grande partie de nos fortunes personnelles. Et savoir accueillir notre part de la misère du monde, pour y voir surgir notre élite future.

On ne le fera évidemment pas. Plaise au ciel, alors, qu’on n’ait pas, très bientôt, à se souvenir qu’il ne s’est écoulé que neuf ans entre le voyage de l’Hermione et la prise de la Bastille.