DE nouveau, nous passons comme au bord d’un gouffre : l’économie mondiale, au coeur de la plus forte croissance de l’Histoire, aurait pu, pourrait encore, basculer dans une récession planétaire dont la démocratie, dans plusieurs pays, aurait pu, pourrait encore, être la principale victime. Car la crise en Asie ne fait que commencer. Une leçon doit en être tirée avant qu’il ne soit trop tard : notre société est régie par les lois de la panique, et pas seulement dans les moments de crise.

La panique, venue de Pan, dieu horrible des troupeaux, est ce mouvement moutonnier où chacun imite l’autre dans l’affolement, par peur d’être marginalisé, laissé pour compte. Elle est au coeur des mécanismes de déclenchement de toute crise, et de celle d’aujourd’hui en particulier. Rien ne se serait déclenché si une panique n’avait pris les détenteurs de monnaies thaïlandaise, puis malaise, puis indonésienne, lorsqu’ils ont réalisé brusquement que la hausse du dollar rendrait intolérable l’endettement avec lequel, jusque-là, ils vivaient très bien.

Cette panique, que les institutions internationales croient avoir calmée par des reports d’échéance acceptés par les créanciers de la Corée, pourrait rebondir, au point de devenir fatale au monde entier : si elle gagnait le Japon ou la Chine, ou encore la Russie ou d’autres marchés instables. Il s’ensuivra une chute de la demande dont l’Occident n’a pas encore perçu l’ampleur. Alors, rien, nulle part, ne serait à l’abri.

En effet, la panique peut détruire l’économie réelle. La panique ne touche pas seulement les marchés financiers, virtuels pour l’essentiel des gens. La chute des Bourses réduit la solvabilité des emprunteurs et accélère la panique des épargnants.

De même, quand elle entraîne la fuite devant une devise, la panique fait augmenter la part du revenu national à consacrer au remboursement de la dette extérieure et diminuer le niveau de vie, accélérant encore la fuite devant la monnaie.

L’Asie a ainsi montré qu’une devise et une économie ne valent jamais que ce que la panique décide.

La panique s’auto-entretient. C’est un de ses traits les plus terrifiants. Elle trouve sa force en elle-même. Comme elle rapporte à ceux qui y cèdent et punit ceux qui y résistent, elle se nourrit de ses résultats et ne trouve sa limite, comme un incendie, que dans la consommation de toutes matières inflammables, de tous les profits. C’est ce qui s’est passé et ce qui peut encore se passer à une échelle beaucoup plus vaste.

La panique vient avec le mensonge. Elle atteint ceux qui se laissent tromper par des prévisions erronées, des conseils mal avisés, des modes excessives ; et pour qui, une fois les erreurs assumées, l’urgence reste de faire comme les autres mais, cette fois, dans l’autre sens.

Surtout : la panique n’est pas un dérèglement de l’économie de marché, mais sa substance même, un facteur déterminant de la croissance. C’est la panique, la peur de ne pas en être, qui fait que le consommateur se précipite sur l’objet à la mode ; que le travailleur s’accroche à un emploi sous-payé, par peur d’être laissé pour compte ; que l’épargnant se rue sur les produits qu’on lui recommande par peur de manquer une bonne affaire. L’effet d’imitation et la dictature du consensus, autres noms de la panique, sont les véritables moteurs de l’économie de marché.

La globalisation des marchés lèvera les ultimes barrières à la propagation de la panique. La libération des échanges, des investissements et des mouvements financiers facilitera la transmission des mouvements de masse. Les nouvelles technologies y aideront aussi en augmentant la connexité des événements et la vitesse de transmission des informations, en uniformisant les évaluations des situations des marchés, en rendant universel l’usage de banques de données informatiques et de moteurs de recherche sur Internet. Enfin, la croissance sans frein des marchés financiers, dont la valeur dépasse désormais cent fois celle de l’économie réelle, fournit le carburant de l’euphorie et du désastre.

En économie comme en psychanalyse, comprendre constitue le premier pas vers la guérison… Il faut donc apprendre à vivre avec la panique, c’est-à-dire pour reprendre une métaphore à la mode dans la Silicon Valley apprendre à « surfer sur une avalanche ». D’autres démarches sont ensuite nécessaires :

Ne pas mentir sur l’état réel de l’économie. C’est en principe la mission des institutions internationales. Elles y ont failli. Il est urgent de les doter de beaucoup plus de moyens d’investigation et de prévention, au lieu de songer à leur confier des milliards de dollars à répartir quand il est trop tard. Et, aujourd’hui, ne pas mentir c’est dire que plusieurs pays d’Asie sont en situation de faillite virtuelle.

Organiser la mise en tutelle des pays les plus atteints avant de s’engager à les financer. Cela conduira à remettre en cause le principe de non-ingérence des institutions internationales et forcera à démocratiser leurs mécanismes de décision.

Multiplier les pare-feu en disciplinant les libéralisations irréfléchies des échanges, en cloisonnant les marchés les plus volatils, en particulier les marchés de devises.

Répartir plus équitablement les risques et, en particulier, assurer aux organisations internationales des ressources propres, sous forme d’une taxe sur la spéculation internationale, permettant de faire financer les risques par ceux-là mêmes qui ont intérêt à leur réduction.

Lancer des paniques inverses, c’est-à-dire amorcer des mouvements économiques à contresens, par des investissements publics internationaux marquant la confiance de la collectivité mondiale dans son avenir à long terme. C’est le sens profond de ce que Keynes proposait pour un seul pays et qui serait aujourd’hui nécessaire à l’échelle de la planète.

Diversifier les comportements, c’est-à-dire promouvoir, sur les marchés comme dans la culture, l’esprit de contradiction, le goût de la différence, la curiosité pour la différence, pour qu’il devienne à la mode de ne pas être à la mode, malin d’acheter ce que les autres dédaignent, d’agir à contre-courant, de ne pas avoir peur de l’étranger.

Cela nous ramène aux sources : le dieu Pan, dont tout est parti, n’est pas seulement le dieu des troupeaux, mais aussi celui des bergers. A nous de cesser d’être moutons pour devenir guetteurs tranquilles, hospitaliers, hôtes du neuf.