Une vidéo connait aujourd’hui un formidable succès sur le net, révélatrice de bien des dimensions de notre modernité. Une ONG américaine, « Invisible Children », a mis en ligne le 5 Mars, un film d’une trentaine de minutes, qui dénonce Joseph Kony, seigneur de guerre ougandais, chef de L’Armée de Résistance du Seigneur, fondée en 1986, et dont le but était de renverser le président Musseveni (aujourd’hui encore au pouvoir) et de le remplacer par une dictature fondée sur la Bible. Kony fut le premier mis en examen en 2005 par le Tribunal Pénal International pour avoir violé, tué et entrainé de force des enfants dans son armée, dont ils forment les quatre cinquièmes. La vidéo montre, avec une technique très efficace, la vie rêvée d’un enfant californien en la comparant à celles d’enfants ougandais victimes de ce monstre. Le patron de l’ONG y explique que, grâce à son action, le gouvernement américain a décidé en octobre dernier d’envoyer une centaine de membres des forces spéciales américaines pour aider l’armée ougandaise à le rechercher ; et il demande que tout soit fait pour que l’année 2012 ne se termine pas sans que Kony soit arrêté et envoyé à La Haye pour y être jugé.

Cette vidéo (vue par plus de 70 millions de personnes en 5 jours sur You Tube, record absolu pour une vidéo humanitaire), relayée par d’innombrables personnalités américaines, de Lady Gaga à Mark Zukerberg, en passant par Justin Bieber et George Bush, s’inscrit dans le discours général sur l’influence croissante des nouvelles technologies sur la solution des problèmes mondiaux.

De fait, on peut espérer que cette prise de conscience porte ses fruits. On peut aussi se désoler qu’un tel film ait été fait par des Américains, si loin de ce théâtre d’opérations, et non par des Européens, dont l’Afrique est l’arrière cours (et en particulier la France, car l’Armée de Résistance du Seigneur est active aujourd’hui en République Centrafricaine) et encore mieux par des Africains eux-mêmes.

A y regarder de plus près cependant, on doit être plus prudent.

D’une part, parce que ce film renvoie à une double naïveté, qui consiste à croire que ce qui se passe en Amérique suffit pour changer le monde (les seuls hommes politiques qui y sont interrogés sont d’obscurs parlementaires américains) et que la vision d’un film par des internautes suffira à faire arrêter un épouvantable chef de guerre qui défie l’armée ougandaise depuis 25 ans.

Ensuite parce que le mérite d’internet est de conduire immédiatement à un débat très approfondi sur la nature même du film et sur les motivations profondes des initiateurs du projet.

D’innombrables ONG ougandaises se sont plaintes de ce que le problème de l’Ouganda n’est plus celui de Kony, mais celui de la démocratie (inexistante en Ouganda), de l’éducation, de la santé, de la pauvreté, et qu’une campagne internationale devrait plutôt aider à trouver de l’argent pour cela plutôt que pour chercher un chef de guerre oublié et vieilli, qui a annoncé en 2006 l’arrêt de ses attaques en Ouganda, qui n’a plus que quelques centaines de suiveurs, et que les Américains auraient d’ailleurs, disent-ils, pu arrêter depuis longtemps s’ils l’avaient vraiment voulu.

D’autres, aux Etats-Unis (dont le site Facecrook) se sont interrogés sur l’ONG à l’origine du film, Invisible Children, et ont montré que seulement un tiers des 8,7 millions de dollars perçus par cette ONG en 2011 auraient été redistribués, le reste ayant servi à faire le film.

Il n’empêche. Ne boudons pas notre plaisir. Le monde prend lentement conscience de son unité. Et plus aucune barbarie ne peut aujourd’hui se dérouler sans qu’on en ait le témoignage. Tel est l’essentiel.