La mort d’un ami renvoie toujours à ce qu’on a partagé avec lui, à ce qu’on s’est dit, à ce qu’on ne s’est pas dit. La mort d’une personnalité, intellectuelle ou politique, conduit à dire publiquement des choses qu’on aurait du dire avant, de son vivant.

Le décès de Philippe Seguin me renvoie à des origines et une jeunesse largement communes, a des jugements presque toujours communs sur les hommes politiques, à ce qui nous sépara sur le protectionnisme, l’Euro et le Traité de Maastricht, à d’interminables conversations sur les infortunes du PSG et aux réformes nécessaires pour améliorer l’efficacité de l’Etat. Jusqu’à une dernière conversation, il y a quelques semaines, sur les dangers de l’endettement public et l’avenir de nos institutions.

Philipe incarnait l’honnêteté et l’intelligence, qualités si rares en politique. Il incarnait aussi une conception de la république très particulière, aujourd’hui apparemment totalement anachronique : le gaullisme de gauche. Et plus encore, l’obsession de ne pas voir le gaullisme être récupéré par la droite. Introuvable position, politiquement impossible, parce que minoritaire à droite comme à gauche.

Il n’aurait pu gagner cette bataille que si Jacques Chirac l’avait nommé premier ministre en 1995, ou plus encore en 2001, comme il en avait l’obligation morale et politique. Mais cela n’a pas eu lieu, parce que cela ne pouvait pas avoir lieu : le gaullisme, depuis 1958, s’identifie à la droite, quoi qu’en disent ses dirigeants depuis 50 ans. Et tous ceux qui ont tenté d’y échapper, de Capitan à Vallon, de Fouchet à Seguin, ont échoué.

Et pourtant, à d’autres époques en France, et aujourd’hui dans d’autres pays, ce mélange de passion de la grandeur et d’attention pour les plus faibles, a connu le succès. Ce fut même la marque de toutes les grandes périodes de notre histoire.

On peut même aller jusqu’à penser que l’échec de Philippe Seguin est un mauvais signe pour notre époque. Comme si la construction de l’Europe, la mondialisation, les privatisations, les dérégulations, rendait impossible toute ambition nationale ; comme si la France perdait le gout d’elle-même ; comme si la république se confondait avec les élections ; comme si la liberté se laissait dissoudre dans le libéralisme ; comme s’il n’y avait plus de place, entre la gauche et la droite, que pour des opportunistes changeant de camp au gré des sondages.

Et pourtant, on ne peut pas, on ne doit pas, renoncer à ce que la France défende son identité ; et on peut imaginer ce que pourrait être, au-delà de la grandiloquence du discours, une politique à la Seguin, pour les décennies à venir. Elle mettrait l’accent sur la participation des salariés ( c’est-à-dire une politique de bonus pour les ouvriers et pas pour les traders), sur la justice fiscale, sur le renforcement de notre protection sociale, sur un effort majeur d’intégration des minorités et d’amélioration de la mobilité sociale , sur une indépendance intransigeante de nos armées , sur une défense tatillonne de notre langue et de notre culture, sur une protection de l’ Europe contre les dangers d’une surévaluation de sa monnaie.

La gauche, plus que la droite, pourrait reprendre cet héritage. Je devine Philippe grommeler et sourire en lisant cela.