Depuis quelques siècles, on considère comme une évidence que, même dans les sociétés où rien n’interdit à qui que ce soit de tenter sa chance, peu de personnes ont les talents nécessaires pour être des artistes. Et que les autres doivent se contenter, s’ils en ont les moyens, d’acheter leurs œuvres. Cette dichotomie n’est pas très ancienne : à la Renaissance encore, il était de bon ton pour un gentilhomme de composer de la musique, d’écrire de la poésie, ou du théâtre. Ce n’est plus le cas depuis le 19ème siècle.

Parmi les arts devenus les plus élitistes, aujourd’hui, il y a la peinture, réservée, pour en faire, à quelques personnes de grand talent ; pour en posséder, à quelques milliardaires ; les autres ne peuvent que s’entasser dans des musées pour les apercevoir.

Parmi les arts un peu moins élitistes, il y a la littérature ; si beaucoup de gens peuvent se faire publier, les talents reconnus sont rares ; et tout le monde peut aujourd’hui s’acheter un livre, ou au moins l’emprunter à un ami, ou à une bibliothèque.

De même, la musique et le cinéma : on peut en entendre ou en voir autant qu’on veut, pratiquement gratuitement aujourd’hui ; et même si les écoles de musique et les groupes prolifèrent dans le monde, le talent est considéré comme limité à un petit groupe de gens d’exception.

Et pourtant, rien n’interdit en principe à qui que ce soit de développer son potentiel créatif. En dessinant, en écrivant, en peignant, en jouant d’un instrument. L’art est, de plus en plus, à la portée de tous : les écoles d’art se multiplient, et on peut commencer à collectionner avec des budgets limités.

Et d’abord en s’exerçant à certains arts qu’aujourd’hui encore on considère comme les moins élitistes et que tout le monde, ou presque, peut pratiquer. Ce que je nommerai « les arts intimes ».

Parmi ceux-là, il y a d’abord la cuisine. Certes, il existe, dans ce domaine comme dans les autres, de grands artistes, à la créativité rare, et dont les productions sont réservées à des clients fortunés. A côté de ces chefs de haut niveau, il y a les autres, chez qui on peut faire des repas sublimes, préparés avec amour et avec un immense talent, parfois dans des lieux improbables, pour des sommes souvent dérisoires. Et plus encore : chacun, à son domicile, peut, s’il s’en donne la peine, apprendre à préparer des merveilles, et même à en inventer. Sans autre client que soit même, sa famille, ou ses amis.

Il y a aussi l’art de raconter des histoires : à côté des grands auteurs, dont chacun peut s’inspirer, chaque soir, dans le monde, des millions, des milliards de parents inventent des histoires pour leurs enfants. Beaucoup d’entre elles sont de merveilleuses œuvres d’art, inspirés de contes, de mythes, de récits de toutes natures. Ou seulement tirées de l’imagination de leurs auteurs. Des histoires qui resteront à jamais sans autre public que les enfants à qui elles sont destinées.

Il y a, et peut-être surtout, l’art d’aimer, à tous les sens de ce mot, qui constitue sans doute la plus belle et la plus intime des formes d’art, c’est-à-dire de création, de dépassement de soi et des autres. Cette forme d’art est accessible à tous, si l’on veut bien lui appliquer la seule règle qui vaille pour un artiste, dans tous les arts : être sincèrement à la recherche de soi-même, pour le bonheur des autres.

Ces trois arts intimes forment leur cœur d’une civilisation. Ils rendent possibles les trois conditions de la survie d’une société : aimer, éduquer, nourrir. Rien ne serait plus important que de leur donner toute leur place, de les glorifier. Pour donner à chaque être humain la fierté de cette part de lui-même.

Mon éditorial pour le Journal des Arts

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