Alors que tous les pédagogues du monde répètent aujourd’hui, sur tous les tons, que rien n’est pire que le classement et qu’il faut apprendre aux enfants à être eux-mêmes sans se comparer aux autres, tout, dans notre société, nous rappelle sans cesse l’importance croissante qu’en réalité nous attachons à la hiérarchie des notes et aux rangs de chacun.

Les Jeux olympiques en apportent une démonstration éclatante. Et plus encore ceux de Rio que les éditions précédentes. Il est loin, le temps où le baron Pierre de Coubertin, rénovateur des Olympiades, pouvait dire, selon la légende en tout cas, que « l’important, c’est de participer ». Il est même loin, le temps où un pays était heureux d’accumuler des médailles, quel qu’en soit le métal. Les jeux de Rio apportent en effet une nouveauté qui n’est pas anecdotique : on ne s’intéresse plus qu’aux vainqueurs. C’est médaille d’or, ou rien. Quiconque remporte l’argent est considéré avec compassion : on l’en console, et nul ne songe à l’admirer. Quant à ceux qui obtiennent une médaille de bronze, ils ont droit à quelques secondes d’applaudissements polis et une minute de commisération, avant d’aller rejoindre dans le néant de la renommée tous ceux qui n’ont fait que participer.

Cette fascination pour les seuls vainqueurs est l’un de ces signaux faibles qu’il nous faut prendre au sérieux, parce qu’ils nous disent beaucoup sur notre temps.

Dans toutes les dimensions de notre monde, et pas seulement sur les terrains de sport, il y a, en effet, de moins en moins de place pour qui que ce soit d’autre que le vainqueur. Dans la compétition économique, il est aujourd’hui établi que seule l’entreprise dominant un marché nouveau peut s’installer durablement et faire des profits. Quiconque n’a pas la plus importante part de la clientèle est étouffé par le vainqueur, comme le démontre l’échec des concurrents de Google, de Facebook ou d’Amazon. On apprend même dans les écoles de commerce américaines que « the winner takes all » (« le vainqueur prend tout »). Cela explique aussi l’extrême concentration des richesses à laquelle nous assistons de plus en plus.

C’est également vrai en politique, où il ne sert à rien d’arriver en deuxième position dans une élection. Là encore, le premier prend tout. Et c’est évidemment encore plus vrai dans les dictatures. De même, dans bien d’autres domaines, on ne s’intéresse plus qu’aux premiers. Chacun rêve d’être soigné par le meilleur médecin, de recevoir les cours du meilleur professeur. Il est même ressenti comme l’apanage de la richesse et de la puissance que d’avoir accès aux meilleurs.

On peut comprendre cette fascination pour les vainqueurs et la déception de n’être qu’un « suivant ». Mais si on impose un tel critère de jugement, on condamne l’essentiel de l’humanité à la frustration et à la rage. Un monde idéal serait au contraire celui où chacun d’entre nous trouverait dans quel domaine il excelle, afin de prendre du plaisir à pratiquer au mieux cette discipline, sans qu’il soit obligatoire de se comparer à autrui. Un monde dans lequel il ne serait pas nécessaire d’être le gagnant pour survivre et pour être heureux. Un monde de respect et d’entraide, où le premier trouverait sa meilleure récompense dans l’aide qu’il apporterait aux autres, en particulier aux derniers.

L’humanité s’oriente dans la direction inverse. Et c’est un grand danger. Reste à espérer que la fascination pour les vainqueurs aux Jeux olympiques ne soit pas un signal faible de notre avenir. Et que, bientôt, on apprendra que les médaillés d’or de Rio n’ont rien eu de plus important à faire que d’aller transmettre leur expérience aux débutants et aux plus faibles.