Personne ne peut prétendre être pris par surprise par la crise de Calais : elle n’est qu’une manifestation de plus du désarroi dans lequel se trouvent les Européens face aux mouvements de populations qu’ils affrontent aujourd’hui. Et, plus généralement, face à l’impossibilité de laisser la construction européenne là où elle est.

Ces mouvements de population ne sont pas récents. Ils sont même à la source de l’identité des nations européennes, chacune portant le nom d’un envahisseur et non d’un peuple autochtone. Ces mouvements sont naturels : en démocratie, les gens vont là où les cadres de vie sont les meilleurs. Et on reconnaît d’ailleurs une dictature au nom de ceux qui veulent la quitter (les boat people, les refuzniks, les balceros). De fait, on ne peut avoir de véritable démocratie sur un territoire sans liberté de circulation des marchandises, des personnes et des capitaux. C’est ce qui fait la force des Etats-Unis. C’est ce qui fait encore la faiblesse de l’Europe.

Pire : la crise de Calais annonce que l’Europe envisage de faire marche arrière et de retourner aux pires moments de son Histoire. C’est ce que vient de décider la Hongrie, dans l’indifférence générale, en construisant un mur à ses frontières, en violation de tous les traités européens que ce pays a signés (il est significatif d’ailleurs qu’on ait tant parlé de Grexit et jamais de « Hongrexit », lequel serait à mon sens beaucoup plus pertinent). C’est ce qui risque de se passer à la frontière italienne, où les Français dressent les murs qu’ils reprochent aujourd’hui aux Anglais d’ériger à l’autre bout du pays. La réaction anglaise était pourtant prévisible : « Nous sommes une île et nous avons bien l’intention de le rester ; nous faisons ce que nous voulons chez nous, en toute hypocrisie, y compris donner du travail à des sans-papiers, pour baisser nos coûts ; nous n’avons pas de comptes à vous rendre et, si des gens se pressent à Calais pour venir chez nous, c’est votre affaire. A vous de les en empêcher. »

Il est absurde d’attendre une solution purement sécuritaire à ce problème : si on bloque mille migrants aujourd’hui à Calais et que l’attractivité britannique reste ce qu’elle est, il y en aura bientôt un million à se présenter. La réponse est ailleurs (Bernard Cazeneuve et Xavier Bertrand, pour une fois d’accord, l’ont très bien dit) : elle est dans l’harmonisation des divers droits du travail sur le continent, pour que nul n’ait plus intérêt à le traverser pour chercher un meilleur refuge plus loin. L’Union européenne doit donc, une nouvelle fois, choisir entre progresser dans son intégration, en harmonisant ses législations sociales, ou reculer, en laissant ses membres fermer leurs frontières, se barricader, se cloîtrer eux-mêmes dans des prisons volontaires.

Elle est aussi dans une gestion beaucoup plus audacieuse des migrants : l’Europe ne peut refuser le droit d’asile à ceux qui souffrent ailleurs de torture et de violations des droits de l’Homme – c’est son honneur. Cette politique d’accueil n’encourt pas le risque de voir les emplois échapper aux propres citoyens de l’UE : il faut vraiment avoir une piètre idée de soi-même pour craindre la concurrence de gens arrivant, démunis de tout, de pays en guerre, sans parler un mot d’aucune langue de l’Union européenne et, la plupart du temps, sans compétence utilisable dans nos pays. Il nous faut donc recevoir ces migrants, à due proportion de notre capacité à les intégrer, pour en faire les citoyens dont notre démographie essoufflée nous prive.

La solution est encore dans une politique beaucoup plus active et commune aux frontières de l’Europe, en donnant à Frontex, l’instrument dont l’Union s’est dotée, les moyens d’un véritable contrôle des accès à son territoire, pour éviter que chacun ait la tentation de renationaliser cet élément essentiel de la souveraineté.

Elle est enfin dans sa politique africaine et moyen-orientale : ce n’est qu’en aidant massivement au développement de l’Afrique et à la stabilisation du Moyen Orient que l’Union européenne réussira à stabiliser, sinon à inverser, les courants migratoires, comme on l’a fait dans les années 80 avec les pays d’Europe du Sud. Ce sera une occasion de plus de réaliser que l’altruisme est la forme la plus intelligente de l’égoïsme. On en est loin.